Jamais Aldo ne l’avait vu pleurer. La douleur de cet homme fin et courtois, toujours si discret, lui serra le cœur :
– Est-ce que… Cecina est ? …
Le vieux monsieur se redressa en tamponnant ses yeux :
– Non… pas encore ! C’est presque un miracle… on dirait qu’elle attend quelque chose !
– Mais enfin, comment cela s’est-il passé ?
– Madame Anielka, comme je vous l’ai dit, avait invité votre cousine pour fêter ce qu’elle appelait sa prise de pouvoir. Cecina n’a rien dit mais elle m’a fait savoir qu’elle aimerait que je sois absent. Ça tombait bien : je dînais chez Massaria. Elle a envoyé Livia au cinéma et Prisca chez sa mère en disant que, pour deux personnes seulement, elle et Zaccaria suffiraient. Après le premier plat qui était une bisque, Cecina se plaignit de douleurs « dans ses intérieurs » comme elle disait et expédia son mari chez Franco Guardini pour lui chercher de la magnésie…
– Il devait être fermé à cette heure ?
– Justement. Elle savait qu’il ouvrirait mais que ça prendrait du temps. Ensuite, elle a servi elle-même un magnifique soufflé aux truffes et aux champignons. Je vous l’avoue, je ne connais rien aux champignons. Toujours est-il que ceux dont Cecina s’est servi étaient mortels : les deux femmes ont dû mettre un quart d’heure environ à mourir. Ensuite, Cecina a mangé elle-même de son soufflé…
– Comment se fait-il alors…
– Qu’elle ne soit pas morte peu après ? C’est grâce à Zaccaria. Il a trouvé suspectes les soudaines douleurs de sa femme ; il s’est douté qu’elle préparait quelque chose et, au lieu d’aller chez Guardini, il s’est précipité chez Mlle Kledermann…
La valise d’Aldo lui tomba des mains et faillit rouler dans le canal :
– Lisa ? Ici ?
– Mais oui. Au début de cette année, elle a acheté discrètement, avec l’aide de notre notaire, le petit palais de San Polo où elle s’est installée avec une servante et un domestique pour y vivre sous un nom d’emprunt. Cecina allait la voir souvent. Elle disait que c’était bon pour son moral et je la crois volontiers… Elle était toujours plus gaie quand elle en revenait ; Zaccaria aussi d’ailleurs !
– Et vous ? Vous étiez au courant ?
– Oui, pardonnez-moi ! … Voyez-vous, à la fin de l’année dernière Cecina a écrit à Mlle Lisa pour lui expliquer comment vous avez été amené à épouser lady Ferrals. Alors elle a décidé de revenir et, chez elle, nous avons formé un petit club dont le but était de veiller au grain et de vous protéger le plus possible, parce que nous étions persuadés qu’auprès de cette malheureuse vous étiez en danger. Surtout quand vous avez annoncé votre intention de faire annuler votre mariage…
Les deux hommes embarquèrent dans le rapide canot dont Zian, en deuil lui aussi, garda les commandes, Aldo se contentant de s’asseoir à l’arrière avec son vieil ami :
– À l’hôpital ! ordonna M. Buteau, mais pas trop vite que nous puissions parler…
Le bateau démarra lentement, recula puis s’engagea dans le Grand Canal.
– Pourquoi ne m’avoir rien dit ? reprocha Morosini. Moi aussi, cela m’aurait fait du bien !
– Vous n’auriez pas pu vous empêcher d’aller la voir, et tout Venise en aurait conclu que vous aviez une maîtresse. Et surtout, elle ne voulait pas que vous connaissiez sa présence. Question d’orgueil, mon cher Aldo !
– Mais pourquoi ?
– Nous savons tous que vous l’aimez… mais le lui avez-vous jamais dit ?
– J’avais bien trop peur qu’elle me rie au nez. N’oubliez pas qu’elle a été ma secrétaire pendant deux ans et qu’elle n’a rien ignoré de mes aventures… sentimentales. Et puis, quand elle est venue m’apporter l’opale, quand j’aurais dû n’avoir d’autre geste que tendre les bras, Anielka est entrée… et Lisa s’est enfuie.
– Oh, elle avait bien l’intention de ne plus vous revoir. Sans Cecina, ce serait chose faite…
– Mais comment se trouvait-elle à Zurich ces jours derniers ? Elle est apparue pour me sauver au moment même où la femme qui portait mon nom m’accusait de meurtre.
– Elle a su que vous partiez avec son père. Elle a pris le train suivant…
– Et elle n’est pas restée là-bas ? Kledermann qui est déchiré de douleur doit pourtant avoir besoin d’elle ?
– Tous les hommes ne comprennent pas la douleur de la même façon. Sa femme confiée à la terre, Kledermann a choisi de se lancer dans ses affaires. Il est parti pour l’Afrique du Sud. Lisa est aussitôt revenue ici, plus inquiète que jamais de votre sort. C’est elle qui a empêché que Cecina ne meure peu après les deux autres. Elle est accourue avec Zaccaria et il n’a fallu qu’un instant pour comprendre ce qui s’était passé. Cecina était déjà à terre. Alors Mlle Lisa l’a noyée sous le lait et l’huile d’olive et a réussi à la faire vomir. Je suis arrivé à ce moment-là. Zaccaria avait envoyé Zian me prévenir et j’ai averti la police…
– Mon Dieu !
– Il le fallait bien. Cependant j’ai pris grand soin de téléphoner chez lui au commissaire Salviati qui a pour vous une sorte de vénération depuis le cambriolage de la comtesse Orseolo. Il est accouru aussitôt et tout s’est passé le mieux du monde : il a conclu qu’il s’agissait d’un de ces regrettables accidents comme il s’en produit parfois à l’automne, avec ces sacrés champignons que tant de gens prétendent connaître. Même une grande cuisinière comme Cecina pouvait se tromper : ce drame en était la preuve, puisqu’elle était elle aussi victime de sa préparation raffinée ! Que voulez-vous ajouter à ça ?
– Rien, sinon la vérité sur son état. Est-ce qu’on va la sauver ?
– Je ne sais pas. Les médecins pensent avoir réussi à éliminer le poison mais il semblerait que son cœur ait du mal à suivre. Elle était très grosse et ces émotions violentes, la passion qu’elle mettait en toutes choses ont fini par l’user…
– Était très grosse ? Ne l’est-elle plus ?
– Vous verrez. Elle a incroyablement changé en quelque jours…
Le bateau tournait dans le rio dei Mendicanti, dépassait San Giovanni e Paolo, la Scuola di San Marco, pour toucher terre enfin devant l’entrée de l’hôpital. À la suite de M. Buteau, Morosini grimpa un escalier, suivit un long couloir sans remarquer les saluts qu’on lui adressait, jusqu’à ce qu’enfin une porte s’ouvre devant lui et que le chagrin emplisse son cœur. Cecina était là, et il aurait pu ne pas la reconnaître. Immobile dans ce lit d’hôpital, déjà gisante, elle semblait diminuée de moitié. Le visage aux joues flasques, creusé, tragique, les cernes qui marquaient les yeux clos la retranchaient déjà du monde des vivants. Aldo n’eut besoin que d’un regard pour comprendre que celle qu’il aimait tant, sa presque mère, le génie familier de sa demeure vivait là ses derniers instants et qu’il n’y avait plus rien à faire.
La douleur lui tordit le cœur au point qu’il n’osa pas approcher. Debout au pied du lit, les poings crispés aux barreaux de fer peint, il chercha autour de lui un secours, une réponse encourageante, l’assurance que ce qu’il voyait n’était pas la vérité… et rencontra le beau regard sombre de Lisa qui, en le voyant entrer, s’était retirée dans un coin. Et ce regard-là était plein de larmes…
– Elle est… ?
– Non. Elle respire encore…
Alors, il alla vers Lisa, vers cette chaude lumière que sa chevelure mettait dans cette chambre d’agonie. Un instant, il resta planté devant elle sans pouvoir faire un geste, hypnotisé par le clair visage levé vers lui. Et puis, d’un geste qui lui vint naturellement parce qu’il l’avait rêvé tant de fois, il la saisit dans ses bras en éclatant en sanglots.