Théobald attendait « monsieur le prince » avec une satisfaction qu’exprimaient bien le somptueux petit déjeuner disposé à son intention dans la bibliothèque… et le bouquet de pivoines odorantes, placé sur un guéridon dans la chambre de l’invité.
Tout en faisant disparaître quantité de brioches chaudes, de croissants feuilletés à miracle et de toasts couverts de beurre au goût de noisette et de confiture d’abricot, accompagnés d’un café digne de Cecina, Aldo raconta ses aventures espagnoles et comment il en était venu, en échange de renseignements, à laisser un voleur jouir en paix de son larcin.
– L’amour justifie tout ! soupira Vidal-Pellicorne. Tu ne pouvais pas briser le cœur de ce pauvre homme.
– L’amour vrai, peut-être, mais l’est-il toujours autant que certains le prétendent, murmura Morosini en pensant à celle qui portait son nom grâce à un chantage concocté au nom de ce même amour. À propos, as-tu des nouvelles de Lisa Kledermann ?
Adalbert s’étrangla avec son croissant qu’il fit passer avec une demi-tasse de café. Ce qui excusa la belle teinte pourpre répandue sur son visage.
– Pourquoi Lisa à propos de l’amour ? articula-t-il enfin.
– Parce que je sais que tu as un faible pour elle. Et comme vous êtes d’excellents amis, qu’elle n’a aucune raison de te tourner le dos, à toi, je pensais que tu saurais peut-être quelque chose ?
– C’est toi qui l’as vue pour la dernière fois quand elle t’a apporté l’opale.
– Pas la moindre lettre, le plus petit coup de téléphone ?
– Rien. Elle doit avoir trop peur que je lui parle de toi et j’ignore où elle est. Pas à Vienne en tout cas : j’ai… reçu des nouvelles de Mme von Adlerstein : il semblerait que sa petite-fille ait choisi de se volatiliser une fois de plus dans la nature.
– Alors n’en parlons plus… et revenons à la cause de tout le mal : Anielka. Que fait-elle à Paris ?
– Pas grand-chose en apparence. Elle semble vivre plus ou moins cloîtrée dans l’hôtel Ferrals… mais je préfère laisser les dames de la rue Alfred-de-Vigny t’en parler.
Mme de Sommières ne partageait pas la belle humeur d’Adalbert. Elle aimait beaucoup Aldo dont la mère avait été sa nièce et sa filleule. La nouvelle de son mariage avec la veuve de son ex-voisin et ennemi, sir Eric Ferrals, l’avait consternée. Elle admettait qu’Aldo n’avait pas eu le choix, devant l’abominable marché qui lui était imposé mais, en dépit de la bénédiction nuptiale donnée au couple, elle se refusait à considérer la jeune femme comme sa nièce.
« Les tribunaux ecclésiastiques n’ont pas été inventés pour les chiens, écrivit-elle à son neveu quand elle sut la nouvelle, et j’espère que tu ne tarderas pas à en faire usage… »
Ce fut d’ailleurs la première question qu’elle posa à Morosini après l’avoir embrassé – quand elle arriva rue Jouffroy :
– As-tu introduit ta demande en annulation auprès de la cour de Rome ?
– Pas encore !
– Et pourquoi, s’il te plaît ? Tu as changé d’avis ?
– Pas le moins du monde mais, je vous l’avoue, je n’ai pas voulu accabler cette malheureuse – elle me fait un peu pitié ! – au moment où son père s’apprête à répondre de ses crimes devant la justice anglaise.
– Avec des idées pareilles tu n’en sortiras jamais. Et si on le pend, il faudra que tu la consoles ?
– J’espère qu’elle trouvera tout le réconfort nécessaire auprès de son frère. Je laisse passer le procès et j’envoie ma demande. Dès cet instant nous pourrons vivre chacun de notre côté.
– Alors dépêche-toi d’aller l’écrire et de l’envoyer. Il n’y aura pas de procès…
Le ton se faisait dramatique et Aldo, amusé, pensa que sa chère vieille tante, à certains moments, ressemblait plus que jamais à une Sarah Bernhardt âgée. Tout y était : la voix profonde et vibrante, le coussin de cheveux dont la blancheur montrait encore des mèches rousses ombrageant un regard vert qui gardait toute sa jeunesse. Même la robe « princesse » en moire violette pourvue d’une petite traîne complétait l’illusion. La marquise de Sommières restait fidèle à cette mode lancée nombre d’années plus tôt par la reine d’Angleterre Alexandra et qui convenait à sa haute taille demeurée mince. Elle portait toujours une collection de sautoirs d’or coupés de perles, d’émaux ou de menues pierres précieuses dont l’un retenait son face-à-main et dont les couleurs variaient selon celles de ses toilettes. Pour l’instant, assise très droite dans un fauteuil couvert de velours vert foncé, elle évoquait tout à la fois un tableau de La Gandara ou certain portrait d’impératrice chinoise admiré un jour dans le magasin de Gilles Vauxbrun, l’antiquaire de la place Vendôme et un ami cher.
Auprès de cette souveraine, sa lectrice – esclave et néanmoins parente – avait l’air d’un pastel en voie d’effacement tant elle semblait décolorée. C’était une vieille fille longue et maigre pourvue d’une chevelure frisée dans les jaunes pâles, de paupières tombantes sous lesquelles s’abritaient des yeux hésitant entre le gris et le jaune, mais singulièrement vifs par instants, et d’un long nez pointu que Marie-Angéline du Plan-Crépin s’entendait comme personne à fourrer dans les affaires des autres. En effet, délivrée par son physique de tout souci à propos de sa vie sentimentale, cette étonnante personne adorait se mêler sans bruit de ce qui ne la regardait pas et développait des qualités dignes du quai des Orfèvres. Dans ce rôle de détective, elle avait déjà rendu plus d’un service à Morosini qui savait l’apprécier. Ce fut vers elle que Mme de Sommières tendit une main royale :
– Plan-Crépin ! Le journal !
De nulle part mais sans doute d’une poche dissimulée dans ses amples jupes, Marie-Angéline sortit ce qu’on lui demandait : un numéro du Morning Postdatant de l’avant-veille que Mme de Sommières, sans même y jeter un coup d’œil, tendit à Morosini. Un énorme titre, « Mort dans sa prison ! », occupait trois colonnes.
Avec stupeur, Aldo lut que le comte Solmanski, dont le procès devait venir devant le tribunal d’Old Bailey la semaine suivante, s’était empoisonné avec une dose massive de véronal dont on avait retrouvé deux tubes vides auprès d’une lettre dans laquelle le « noble Polonais » déclarait préférer rendre compte à Dieu plutôt qu’aux hommes de ses actes passés, et recommandait à ses enfants le soin de son âme. Il demandait en grâce que l’on voulût bien remettre sa dépouille mortelle à son fils, Sigismond, qui la mènerait jusqu’en Pologne où le comte pourrait reposer dans la terre de ses ancêtres…
– Ses ancêtres ? s’exclama Aldo. Le vieux fourbe n’en a pas un seul là-bas ! Il était russe.
– Puisqu’il a réussi à s’approprier le nom et le titre, il a peut-être acquis le caveau de famille par la même occasion, fit Adalbert en présentant à Mme de Sommières la coupe de Champagne qui était sa boisson favorite et quotidienne lorsque venait le soir.
Aldo cependant consultait la date du journal :
– Ce numéro est d’avant-hier.
– Mais je l’ai acheté hier, indiqua Marie-Angéline. Il faut bien une journée pour qu’une publication anglaise arrive à Paris.
– Sans doute. Ce n’est pourtant pas ça qui m’intrigue. Quand m’as-tu dit que… qu’Anielka était arrivée ici ? demanda-t-il en se tournant vers son ami.
– Il y a cinq jours, je crois.
– Cinq jours en effet, approuva « Plan-Crépin ».
Et de préciser que son attention avait été attirée, vers le début de la semaine précédente, par une certaine animation survenue dans la maison voisine, inhabitée depuis la mort de sir Eric Ferrals à l’exception d’un concierge et de sa femme. Pas une grande agitation, bien sûr, mais des fenêtres que l’on ouvrait, des volets qu’on rabattait, les échos légers de gens en train de faire le ménage.
– Nous avons pensé, dit Mme de Sommières, que l’on préparait la demeure en vue de la visite d’un éventuel acquéreur mais, à son centre de renseignements préféré, Plan-Crépin a appris quelque chose…
Le centre en question n’était autre que la messe de six heures du matin à l’église Saint-Augustin où se retrouvaient les âmes les plus pieuses de la paroisse, parmi lesquelles nombre de demoiselles de compagnie, nourrices, cuisinières ou femmes de chambre d’un quartier riche et bourgeois. Marie-Angéline, à force d’assiduité, avait fini par s’y faire des relations et y puisait des informations dont plusieurs s’étaient révélées extrêmement utiles par le passé. Cette fois, le courant d’air venait d’une cousine de la gardienne de l’hôtel Ferrals qui était en service avenue Van-Dyck chez une vieille baronne, laquelle l’employait uniquement à nourrir ses nombreux chats et à jouer avec elle au trictrac…