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Franchies les deux colonnes de granit oriental sommées l’une du Lion ailé de Venise, l’autre d’un saint Théodore vainqueur d’une espèce de crocodile, entre lesquelles, jadis, on exécutait les coupables, il gagna d’un pas rapide le porche de San Marco sur lequel piaffaient les quatre sublimes chevaux de cuivre doré, nés sous les doigts de Lysippe, fondus au III esiècle avant Jésus-Christ et qui, jadis, avaient suscité la convoitise de Bonaparte. Morosini les aimait et leur adressait toujours un petit salut avant de se glisser dans l’obscurité rayonnante de la basilique byzantine où toute lumière venait de la « pala » d’or et d’émail devant laquelle brûlait une forêt de cierges. Il avait toujours l’impression, en y pénétrant, de s’enfoncer au cœur de quelque forêt magique…

Comme d’habitude, il y avait foule. L’approche de l’été multipliait les touristes qui, petit à petit, allaient envahir Venise et la rendre moins vivable. Chrétien peu pratiquant mais profondément croyant, Aldo alla rendre ses devoirs au Maître de la maison en une courte prière avant de se mettre à la recherche du padre Gherardi qui avait béni son invraisemblable mariage.

Il le trouva à la porte de la sacristie et en tenue de sortie.

– Tu es pressé ? demanda Morosini déjà désappointé.

– Pas vraiment. Je dois être à quatre heures rio dei Santi Apostoli pour y visiter une malade…

– En ce cas, viens ! Zian m’attend au quai avec la gondole, on va te conduire à destination. Il faut que je te parle.

– On dirait que c’est sérieux ? dit le prêtre en considérant la mine soucieuse de son ami. Ils se connaissaient en effet depuis l’enfance.

– C’est même grave, mais attendons d’être à bord. Là au moins nous serons tranquilles. Donne-moi de tes nouvelles, pour commencer…

Tandis que d’un pas accordé les deux hommes se dirigeaient vers le bassin de San Marco, une femme apparut au milieu des nombreux passants venant dans leur direction. Elle était grande, un peu forte mais élégante, encore que ses vêtements – un tailleur à la coupe impeccable – montrassent quelques signes de fatigue.

La reconnaissant, le padre Gherardi sourit et voulut se diriger vers elle mais Aldo, l’empoignant fermement par le bras, l’entraîna sur la gauche afin d’éviter la dame. La figure du prêtre devint le symbole même de la surprise :

– Ne me dis pas que tu ne l’as pas reconnue ? C’est ta cousine…

– Je sais !

– Et tu ne la salues pas, tu ne t’arrêtes pas pour lui parler ?

– Nous sommes en froid, fit Morosini. Devinant qu’il ne souhaitait pas s’expliquer davantage, Gherardi n’insista pas et attendit d’être bien installé dans les coussins de velours de la gondole pour reprendre la conversation : il avait remarqué l’assombrissement soudain du visage de son ami.

– Eh bien, dit-il avec une bonne humeur un peu forcée, de quoi veux-tu me parler ?

– C’est simple : je désire faire annuler mon mariage par Rome et j’emploie comme tu le vois la voie hiérarchique, puisque c’est toi qui l’as célébré.

– Tu veux te séparer de ta femme ? Déjà ? Mais tu n’es marié que depuis…

– Ne cherche pas I Sache seulement que si j’avais pu faire casser cette union le jour même, je l’aurais fait.

– Mais c’est insensé ! Ta femme est… ravissante et…

– Je sais, et là n’est pas la question. D’abord, je ne l’ai jamais touchée…

– Un mariage blanc ? Entre deux êtres comme vous ? Personne ne voudra croire ça.

– Ce que croient les autres m’importe peu, Marco. Je veux faire dissoudre une union qui m’a été imposée par force…

– Par force ? Toi ?

– Par chantage si tu préfères. J’ai dû m’engager à accepter d’épouser l’ex-lady Ferrals pour sauver la vie de deux innocents : Cecina et son mari Zaccaria.

– Mais… tous les deux étaient dans la chapelle ?

– Parce que j’avais engagé ma parole et qu’on m’a fait l’honneur d’y croire. Tu es prêtre Marco, je peux tout te dire. Je dois tout te dire… Quelques phrases suffirent pour retracer le cauchemar vécu par Aldo et sa maisonnée au retour d’Autriche de celui-ci. Le prêtre l’écouta sans l’interrompre mais avec une visible indignation, une indignation qui allait croissant :

– Pourquoi ne m’a-t-on rien dit ? explosa-t-il enfin. Pourquoi m’avoir laissé célébrer un mariage frappé au départ de nullité ?

– Je ne te le fais pas dire. Mais si l’on t’avait prévenu, tu aurais été capable de refuser…

– Bien sûr que j’aurais refusé !

– Et tu aurais été en danger. Tu n’ignores pas sous quel régime nous vivons. Ne sachant rien, tu ne risquais rien.

Gherardi ne répondit pas. Il était trop difficile d’infirmer les assertions d’Aldo. L’Italie, en cette année 1924 qui voyait le renouvellement du Parlement, subissait une véritable vague de terrorisme. La victoire des fascistes était écrasante et, pour mieux l’affirmer encore, Mussolini venait d’annexer Fiume avec l’aide d’un poète, le grand D’Annunzio, qui pour ce service rendu à la patrie recevait du roi le titre de prince de Nevoso. Mais, la veille de l’annexion le député socialiste Matteoti avait été assassiné. Tout cela, Venise le ressentait comme autant d’offenses, et Marco Gherardi n’était pas surpris, au fond, d’entendre la relation du drame vécu au palazzo Morosini.

Remontant le Grand Canal, la gondole aux lions ailés poursuivait son chemin paisible. Aldo laissa le silence l’envelopper un moment avant de demander :

– Eh bien ? Que décides-tu ? Puis-je compter sur ton aide ?

Le prêtre tressaillit comme s’il s’éveillait :

– Naturellement tu peux compter sur moi. Tu dois écrire une lettre officielle présentant ta demande et les raisons qui l’appuient. Je la transmettrai à Son Éminence le patriarche, mais je ne te cache pas que la clause du mariage « vi coactus » m’inquiète un peu. L’un des témoins de ta femme était Fabiani, le chef des Chemises noires, et comme ces gens sont à la base du chantage dont tu as été victime, ils ne vont pas aimer ce genre de publicité…

– Publicité, publicité ! Je ne vais pas crier cette histoire sur les toits…

– Non, mais au tribunal de la Rote, l’avocat du « cas » posera des questions, parfois gênantes. Il faudra que les témoins déposent et, avec la peur en arrière-plan, on obtient parfois de curieux résultats. Mieux vaudrait peut-être s’appuyer sur la non-consommation mais cela aussi présente quelques inconvénients. Ta femme est-elle arrivée vierge au mariage ?

– Tu sais très bien qu’elle était veuve.

– L’époux était beaucoup plus âgé, je crois ? Donc, ça ne veut rien dire…

– Elle a aussi eu des amants, grogna Morosini.

– Alors autant te faire un tableau réaliste de ce qui t’attend peut-être : la non-consommation dans ce cas-là peut signifier que… que le mari est impuissant…

Le « Ah non ! » protestataire d’Aldo fut si vigoureux que la gondole oscilla. Marco Gherardi se mit à rire :

– Je me doutais bien que le mot te ferait de l’effet. Pourtant, tu ne devrais pas t’en soucier : la moitié de Venise… ou est-ce les trois quarts ? … pourrait s’inscrire en faux.

– Je ne suis pas non plus Casanova ! Écoute, tout ce que je désire, c’est me retrouver libre… peut-être pour fonder une vraie famille. Alors discute cette affaire avec le patriarche, raconte ce que tu veux, mais débrouille-toi pour que je finisse par gagner.

– Tu sais que ça peut être long ?

– Je suis pressé, mais raisonnablement !

– Bien ! Je vais voir avec notre juriste et Son Éminence. On va essayer de te trouver le meilleur avocat ecclésiastique et même je composerai avec toi ta supplique au Saint-Office… Ah, je suis arrivé. Merci pour le petit voyage !

– Veux-tu que je t’attende ?

– Non. Il se peut que ma visite se prolonge. Que Dieu t’accompagne, Aldo !

Et tout en débarquant, le prêtre traça sur son ami un petit signe de croix…