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– Qu’allez-vous faire ?

– Mais rien, ma chère, rien du tout ! J’ai déposé une demande en annulation, elle suivra son cours. À vous de prendre telles dispositions qui vous conviendront. Vous pouvez même aller habiter là où bon vous semblera. Elle se tendit comme un arc prêt à laisser siffler sa flèche :

– Jamais ! … Jamais, vous entendez, je ne partirai d’ici, parce que je suis bien certaine que vous n’obtiendrez pas ce que vous voulez. Et moi je resterai et j’élèverai paisiblement mon enfant… et ceux qui viendront peut-être ensuite ?

– Auriez-vous l’intention de vous faire engrosser par la chrétienté tout entière ? lança Morosini avec un mépris écrasant. Voilà déjà un moment que je commençais à craindre que vous ne soyez une putain. Maintenant j’en suis sûr, aussi me contenterai-je de vous donner un conseil, un seul : prenez garde à vous ! La patience n’est pas la principale vertu des Morosini et, au cours des siècles, ils ne se sont jamais effrayés de trancher un membre gangrené… Je vous salue, Madame !

En dépit de son maintien impassible, Aldo tremblait de rage. Cette femme au visage d’ange que, durant des mois et des mois, il avait hissée sur un piédestal, révélait chaque jour un peu plus sa vraie nature : une créature vaine et avide, capable de tout et de n’importe quoi pour atteindre ses buts, parmi lesquels le plus important semblait être la mainmise totale sur son nom, sa maison, ses biens et lui-même. Riche par l’héritage de Ferrals, elle n’en avait pas encore assez.

– Il faudra pourtant bien que j’arrive à m’en débarrasser, mâchonnait-il entre ses dents tout en arpentant à grands pas le « portego », la longue galerie des souvenirs ancestraux, pour descendre informer Cecina qu’il ne dînerait pas au palais, ce soir. La seule idée de se retrouver en face d’Anielka de l’autre côté de la table le rendait malade. Il avait besoin d’air.

Chose curieuse étant donné l’heure, il ne trouva pas Cecina dans sa cuisine. Zaccaria lui apprit qu’elle était remontée se changer.

– Où est M. Buteau ?

– Dans le salon des Laques, je crois ? Il attend le dîner…

– Je vais l’emmener avec moi…

– Madame va dîner seule ?

– Madame fera ce qu’elle voudra : moi je sors ! Ah… j’allais oublier ! À l’avenir, Zaccaria, on ne mettra plus le couvert dans le salon des Laques mais dans celui des Tapisseries. Et que Madame n’essaie pas de modifier cet ordre sinon je ne prendrai plus un seul repas avec elle. Tu préviendras Cecina.

– Je me demande comment elle va prendre ça. Vous n’allez tout de même pas la priver de faire votre cuisine ? Elle aime tellement vous gâter !

– Tu crois que ça ne me priverait pas, moi ? fit Morosini avec un sourire. Fais en sorte que je sois obéi. Je crois d’ailleurs que ni Cecina ni toi n’aurez besoin de beaucoup d’explications.

Zaccaria s’inclina sans répondre.

Guy Buteau non plus n’avait pas besoin d’explication. Pourtant, Aldo ne put s’empêcher de la donner tandis que tous deux dégustaient des langoustes sous les lambris dorés du restaurant Quadri, choisi pour leur éviter de changer de costume – tous deux étaient en smoking ! – et pour échapper aux hordes de moustiques qui, dès le début du mois de juin, prenaient possession de la lagune en général et de Venise en particulier. Après avoir retracé pour cet ami sûr la scène qui venait de l’opposer à Anielka, il ajouta :

– Je ne supporte plus l’idée de la voir trôner dans cette pièce, à mi-chemin entre le portrait de ma mère et celui de tante Felicia. Depuis mon retour, j’ai l’impression que leurs regards se sont faits accusateurs !

– Ne vous mettez pas ce genre d’idée en tête, Aldo ! Vous êtes victime… et seulement victime d’un pénible enchaînement de circonstances, mais là où elles sont, ces hautes dames savent bien que vous n’y êtes pour rien.

– Croyez-vous ? Si je n’avais pas joué les paladins stupides dans les jardins de Wilanow et dans le Nord-Express, sans compter mes exploits à Paris et à Londres, je n’en serais pas là.

– Vous étiez amoureux : cela explique tout ! Et maintenant ? Comment comptez-vous vous en sortir ?

– Je ne sais pas trop. Je vais me contenter d’attendre les suites de mon procès devant Rome. À chaque jour suffit sa peine et je voudrais bien, à présent, m’occuper du rubis de Jeanne la Folle ! C’est beaucoup plus passionnant que mes affaires intimes… et surtout moins sordide.

– Avez-vous reçu des nouvelles de Simon Aronov ?

– C’est Adalbert qui devrait en recevoir et il ne m’a pas encore donné signe de vie.

Comme si le fait de l’évoquer l’avait attiré, une lettre de l’archéologue attendait le lendemain sur le bureau de Morosini. Une lettre que le destinataire jugea inquiétante. Vidal-Pellicorne lui-même ne cachait pas son propre souci. Non sans raison : la correspondance avec le Boiteux s’effectuait toujours via une banque zurichoise, ce qui garantissait l’impersonnalité des relations ; le courrier titulaire d’un certain numéro était transmis de part et d’autre par un anonyme, et cela à l’entière satisfaction de tout le monde. Or la dernière lettre que les deux amis avaient adressée depuis Paris venait de revenir rue Jouffroy avec un mot du « transitaire » portant pour une fois une signature lisible : celle d’un certain Hans Würmli. Celui-ci disait que ses derniers ordres portaient d’interrompre momentanément toute correspondance : autrement dit, Aronov, pour une raison connue de lui seul, ne voulait recevoir ni envoyer aucune lettre. Adalbert concluait en disant qu’il souhaitait rencontrer Aldo afin d’en discuter autrement que par téléphone.

– Eh, bon sang, il n’a qu’à venir jusqu’ici ! ronchonna Morosini. Il a du temps libre, lui, et moi je ne peux pas laisser tomber mes affaires toutes les deux minutes…

Il en avait une, justement, qui l’occupait ce jour-là, et remettait à plus tard l’examen du problème. Il aurait bien téléphoné à Adalbert mais espionner les communications, surtout internationales, était l’un des passe-temps favoris des fascistes. Adalbert le savait, et c’était la raison pour laquelle il avait pris la plume…

Sans parvenir à se vider l’esprit de cette nouvelle inquiétude, Aldo gagna l’hôtel Danieli où il avait rendez-vous avec une grande dame russe, la princesse Lobanof, aux prises comme beaucoup de ses semblables avec des difficultés financières. Des difficultés qui pouvaient se multiplier à l’infini quand la dame en question aimait le jeu. Détestant profiter de la détresse des autres, surtout d’une femme, le prince-antiquaire s’attendait à payer un prix important pour des bijoux qu’il aurait peut-être le plus grand mal à revendre avec un bénéfice même modeste.

Cette fois, pourtant, il ne regretta pas sa visite : on lui offrit un nœud de corsage en diamants ayant appartenu à l’épouse de Pierre le Grand, l’impératrice Catherine Ire. C’était peut-être l’ancienne servante d’un pasteur de Magdebourg, mais cette souveraine plus habituée dans sa jeunesse aux auberges qu’aux salons savait reconnaître les belles pierres et les rares bijoux d’elle qui restaient en circulation étaient en général d’une rare qualité.

Sachant à qui elle avait affaire, la grande dame russe avança un prix, élevé mais assez raisonnable, que Morosini ne discuta pas : il tira son carnet de chèques, libella la somme demandée et accepta la tasse de thé noir, pur jus de samovar, qu’on lui offrait pour sceller l’accord.

Il n’aimait certes pas beaucoup le thé, mais celui-là « à la russe », il le détestait. Aussi songeait-il, en quittant l’hôtel, à se rendre sur la piazza San Marco voisine pour y boire au café Florian quelque chose de plus civilisé. Il descendait le grand escalier gothique et se dirigeait vers la sortie du palace lorsque quelqu’un le rattrapa :

– Veuillez me pardonner ! Vous êtes bien le prince Morosini ?

– En effet… mais quel plaisir inattendu de vous rencontrer à Venise, baron !

Il avait reconnu du premier coup d’œil cet homme d’une quarantaine d’années, mince, blond, élégant et dont le sourire possédait un charme certain : le baron Louis de Rothschild dont, un jour de l’année précédente, il avait visité le palais de la Prinz Eugenstrasse à Vienne pour y rencontrer le baron Palmer, l’un des avatars de Simon Aronov.