– En fait, je croisais dans l’Adriatique et j’hésitais à venir vous voir quand mon yacht a tranché la question au moyen d’une panne. Je l’ai laissé à Ancône et me voici. Avez-vous un moment à me consacrer ?
– Bien sûr. Voulez-vous venir chez moi… ou bien préférez-vous rester ici où je suppose que vous êtes descendu ?
– Si je ne vous avais rencontré je serais allé au palazzo Morosini, mais êtes-vous sûr de votre entourage ? J’ai à vous dire des choses assez graves.
– Non, répondit Aldo pensant à la curiosité sans cesse en éveil – voire à l’indiscrétion ! – d’Anielka. Il serait peut-être préférable de rester ici. Les endroits tranquilles n’y manquent pas.
– Je me méfie un peu de ces endroits-là où l’on est seuls dans une pièce vide, donc obligés de baisser la voix, et où, de ce fait, on attire l’attention. C’est encore au milieu d’une foule que l’on est le plus isolé.
– J’allais boire un café chez Florian. Là, vous aurez toute la foule désirable, fit Aldo avec son sourire en coin.
– Pourquoi pas ? …
Les deux hommes, salués par les grooms, gagnèrent l’établissement qui était à lui seul une véritable institution. L’après-midi tirait à sa fin et la terrasse était pleine, mais le directeur, qui connaissait son monde, eut vite repéré ces clients exceptionnels et leur dépêcha un garçon qui leur trouva rapidement une table à l’ombre des arcades et adossée aux grandes glaces de verre gravé, leur assurant ainsi une certaine tranquillité. Au passage Aldo avait salué plusieurs personnes dont l’envahissante marquise Casati mais, grâce à Dieu, celle-ci, accompagnée du peintre Van Dongen, son amant depuis longtemps, trônait au milieu d’une sorte de cénacle bruyant où il eût été bien difficile de trouver place. Aldo eut droit à un grand sourire accompagné d’un geste de la main, répondit par une courtoise inclinaison du buste et se félicita d’un état de choses si favorable.
Ce fut seulement après avoir dégusté un premier capuccino que le baron, sans changer de ton, demanda :
– Sauriez-vous, par hasard, où est passé Simon… je veux dire le baron Palmer ?
– J’allais vous poser la question. Non seulement je n’ai plus de nouvelles, mais la dernière lettre que j’ai envoyée n’a pas été transmise.
– Où l’aviez vous adressée ? … Avant que vous me répondiez, il faut que vous sachiez que je suis au courant de l’histoire du pectoral et de votre quête courageuse. Simon sait combien je suis attaché au retour de notre peuple à la mère patrie…
– Je n’en doute pas. J’ai même supposé que vous assistiez cette recherche sur le plan financier.
– Moi et quelques autres, la plupart appartenant à notre vaste famille… Mais revenons à ma question : où envoyiez-vous votre courrier ?
– Une banque à Zurich, mais mon associé dans cette affaire, l’archéologue français Adalbert Vidal-Pellicorne, vient de m’écrire la lettre que voici. Toute correspondance doit être interrompue.
– Je vois, fit Rothschild après avoir lu. C’est très inquiétant. Je suis… presque persuadé qu’il est en danger.
– Sur quoi fondez-vous cette impression ?
– Sur le fait que nous devions partir ensemble. Cette croisière que je viens d’interrompre avait plusieurs buts, mais le principal se situait en Palestine. Notre terre, vous le savez, a été placée sous mandat britannique en 1920 mais, depuis une cinquantaine d’années, les sionistes ont implanté là-bas une vingtaine de colonies destinées à faire produire la terre. En fait, elles ont surtout vécu grâce à l’aide puissante de mon parent, Edmond de Rothschild. Cependant, tout cela est loin d’être satisfaisant. Le haut-commissaire nommé par Londres, sir Herbert Samuel, est un homme plein de bonne volonté décidé à faire régner la meilleure paix possible entre musulmans et Juifs tout en reconnaissant à ceux-ci un certain droit à une existence légale et à la formation d’un État ; mais les fonds manquent dans nos petites communautés et c’est cela que nous allions leur porter, Simon et moi. Lui, en outre, s’était chargé de ranimer l’espoir en laissant entendre que le pectoral, auquel ne manque plus qu’une pierre, pourrait peut-être bientôt opérer son retour triomphal. C’est vous dire à quel point il était attaché à ce voyage. Or, je l’ai attendu en vain dans le port de Nice où nous devions nous rejoindre…
– Il n’est pas venu ?
– Non. Et rien, pas un mot pour expliquer cette absence. J’ai attendu autant que je l’ai pu mais un important rendez-vous était arrêté… au large de Jaffa et j’ai dû prendre la mer. C’est au retour que j’ai pensé à venir vers vous pour essayer d’en savoir un peu plus. Malheureusement, vous n’avez pas l’air plus informé que moi.
– À quoi pensez-vous, en ce moment ? Croyez-vous qu’il soit… mort ?
L’étroit et sensible visage du baron Louis que le souci plissait s’éclaira d’une sorte de lumière intérieure :
– C’est l’hypothèse la plus plausible… et cependant je ne peux y croire. Je le connais bien, vous savez, et il m’est très cher. Il me semble que s’il avait cessé d’exister… je le sentirais.
– Dieu vous entende !
– D’ailleurs, n’est-il pas, depuis peu il est vrai, débarrassé de son pire ennemi ? Le comte Solmanski est mort pour ne pas affronter un procès criminel… C’est un soulagement, croyez-moi !
Morosini garda un instant le silence tandis que son regard effleurait tous ces gens rassemblés là, discutant avec animation autour des guéridons de marbre, flirtant, rêvant ou se laissant porter par la musique de l’orchestre. Tous goûtaient au soleil déclinant un moment de paix et d’insouciance tandis qu’entre son compagnon et lui-même s’amassaient des ombres inquiétantes. Il s’interrogeait sur ce qu’il convenait de faire. Devait-il révéler qu’il soupçonnait Solmanski d’être beaucoup plus vivant qu’on ne l’imaginait ?
Soudain, ses yeux se fixèrent : deux femmes étaient en train de s’installer à quelques tables de la leur que les longues feuilles vertes d’un palmier en pot leur dissimulaient en partie. L’une était vêtue de noir avec une toque de crêpe prolongée d’une écharpe glissant autour du cou, l’autre de gris et de rouge foncé. Elles semblaient s’entendre à merveille. Il perçut même un éclat de rire de l’une d’elles et une vague de dégoût lui emplit la bouche d’amertume parce que ces deux femmes, c’étaient Anielka et Adriana Orseolo. Il claqua des doigts pour appeler le garçon et commanda une fine à l’eau, après avoir demandé au baron s’il en désirait une. Celui-ci l’observait avec inquiétude :
– Non merci. Mais… vous ne vous sentez pas bien ?
Tirant son mouchoir, Aldo s’épongea le front d’une main qui tremblait un peu. Il avait l’impression de se trouver au centre d’une conspiration aux invisibles tentacules, mais un sursaut l’en tira et du même coup dicta sa décision :
– Ce n’est rien, soyez tranquille. Je crains, cependant, de devoir vous apprendre une nouvelle désagréable : je soupçonne Solmanski d’être encore de ce monde. Bien sûr je n’ai aucune certitude, mais…
– Vivant ? C’est impossible.
– À lui rien n’est impossible. N’oubliez pas qu’il dispose de la fortune de Ferrals, qu’il a aussi des hommes de main dont j’ignore le nombre mais surtout une famille : un fils que les scrupules n’ont jamais étouffé, une fille… peut-être la créature la plus dangereuse que j’aie jamais rencontrée.
– Vous la connaissez ?
– Je l’ai même épousée. Elle est à quelques pas de nous : cette jeune femme qui porte une toque de crêpe noir et qui bavarde avec une personne en gris. Celle-là est à la fois ma cousine… et la meurtrière de ma mère par amour pour Solmanski dont elle était la maîtresse.
Le sang-froid de Louis de Rothschild était quasi légendaire mais, en écoutant Morosini, ses yeux s’agrandirent comme s’il se trouvait en face de toute l’horreur du monde. Pensant qu’il le prenait peut-être pour un fou, Aldo eut un petit rire :
– J’ai toute ma raison, baron, soyez-en certain. C’est vrai que ce qui me tient lieu de famille semble une assez bonne copie de celle des Atrides…