Выбрать главу

Tenté par le beau temps, il hésita à commander une calèche, comme il l’avait fait à Varsovie, parce qu’il en gardait un très agréable souvenir mais il pensa soudain qu’il avait peu de chance de tomber à Prague sur un cocher parlant français, anglais ou italien. Et puis le domicile de l’homme qu’il devait rencontrer, Jehuda Liwa, se situait dans le vieux quartier juif et s’il souhaitait être discret, il serait plus facile de s’y rendre à pied. Il serait bien temps de prendre l’un de ces attelages quand il voudrait se faire hisser jusqu’au château royal pour y chercher l’ombre de Rodolphe II, l’empereur captif de ses rêves… Quant à sa propre voiture, elle ne bougerait pas du garage de l’hôtel.

Tranquillement, il descendit le grand escalier en bois de teck, gloire de l’hôtel où l’on avait accumulé les bois précieux, les ornements dorés, les vitraux, les balcons ouvragés et les peintures évanescentes de Mucha. S’approchant du portier, il lui demanda s’il pouvait lui procurer un plan de la vieille ville.

– Bien entendu, Excellence ! Je ne saurais trop vous recommander, si vous en avez le loisir, de la découvrir à pied…

– C’est une excellente idée, claironna dans le dos de Morosini une voix déjà trop familière. On pourrait faire ça ensemble ?

Accablé par ce coup du sort, Aldo se retourna, considérant avec une sorte d’horreur la flanelle « tennis » et la cravate bariolée d’Aloysius C. Butterfield, complétées ce matin par un chapeau de paille ceint d’un ruban rouge vif : une véritable enseigne ! D’où cet olibrius sortait-il à une heure si matinale ? Avait-il passé la nuit au bar ? S’était-il seulement couché ? L’aspect légèrement fripé de son costume pouvait laisser supposer qu’il ne s’était pas changé depuis la veille ou même qu’il avait dormi avec.

Morosini parvint cependant à armer son visage d’un sourire que ses amis auraient jugé aussi peu naturel que possible :

– Veuillez me pardonner, Mr. Butterfield, fit-il avec autant d’aménité qu’il en fut capable, mais je m’en voudrais de vous détourner de vos projets pour aujourd’hui…

– Oh, je n’ai pas de projets précis, fit Aloysius. Je suis arrivé avant-hier et j’ai tout mon temps. Vous comprenez, je suis venu ici à la demande de ma femme pour y retrouver les membres de sa famille qui existeraient encore. Ses parents qui étaient d’un village des environs ont émigré à Cleveland pour travailler dans les usines comme pas mal d’autres. C’était juste avant sa naissance. Alors, puisque je devais venir en Europe pour traiter quelques affaires, elle m’a demandé de faire des recherches…

– Et elle ne vous a pas accompagné ? C’est étonnant. Elle devrait avoir envie de connaître ce magnifique pays ?

Butterfield baissa le nez, prenant l’air de circonstance qu’il devait arborer dans les enterrements :

– Elle aurait bien voulu mais elle est malade. Il lui est impossible de se déplacer et je dois prendre des photographies pour elle, ajouta-t-il en désignant un appareil posé sur une table voisine.

– Croyez que je suis désolé, compatit Aldo, mais le bavard avait encore quelque chose à dire :

– Vous comprenez pourquoi je suis tellement désireux de lui offrir un bijou selon son cœur ? Alors il va falloir que vous réfléchissiez bien, que vous cherchiez ce qui pourrait lui plaire. Le prix n’a pas d’importance… On pourrait en parler chemin faisant ?

Réprimant un soupir exaspéré, Aldo se décida à lâcher :

– Je réfléchirai et nous en parlerons plus tard, si vous le voulez bien. Pour l’instant, je souhaite sortir seul. Ne m’en veuillez pas, mais lorsque je découvre une ville ou un site j’aime le faire en tête à tête avec moi-même. Je n’aime pas partager mes émotions. Je vous souhaite une bonne journée, Mr. Butterfield, fit-il courtoisement en acceptant le plan que le portier lui tendait avec un regard au ciel qui en disait long sur sa compassion. Et il sortit en priant le bon Dieu que l’autre ait compris et ne s’avise pas de lui courir après. Au bout d’un instant, rassuré, il dirigea ses pas vers la Moldau : le guide du savoir-vivre de tout visiteur arrivant à Prague le conduisait vers le pont Charles, sans doute l’un des plus beaux du monde.

Gardé par deux hautes portes gothiques effilées comme des glaives, le lien de pierre tendu au-dessus de la Moldau entre le Hradschin et la vieille ville formait un chemin triomphal porté par des arches médiévales enjambant le flot rapide et majestueux chanté par Smetana. Une trentaine de statues de saints et de saintes lui composaient une haie d’honneur. L’ensemble, érigé dans un décor exceptionnel et chargé d’histoire, était impressionnant en dépit de la foule que les beaux jours y ramenaient, bruyante, pittoresque, faite de badauds mais aussi de chanteurs, de peintres, de musiciens. Aldo s’y arrêta un moment, séduit par les vives couleurs et la mélodie poignante d’un violon tzigane, et c’est presque à regret qu’il franchit la haute ogive d’une porte pour aller vers la seconde merveille, la place de la Vieille-Ville, dominée par la haute tour Poudrière, les deux flèches de l’église Notre-Dame du Tyn, et dont chaque maison était une œuvre d’art. Diversement colorées, somptueuses dans leur décoration, les demeures qui l’entouraient composaient un ensemble architectural étonnant où se coudoyaient le gothique, le baroque et le renaissance, tout en donnant, grâce à leurs arcades blanches, une grande impression d’harmonie.

De nouveau Morosini évoqua Varsovie, le Rynek où il avait aimé flâner, mais ici c’était encore plus dépaysant : il y avait, en plein vent, des artisans travaillant le cuir, le bois, des montreurs de marionnettes, des cuisines ambulantes offrant du concombre en lanières ou en jus dont les Pragois étaient friands, et puis aussi les fameuses saucisses au raifort. En même temps, on s’attendait à chaque instant à voir surgir le cortège du bourgmestre en route vers le ravissant hôtel de ville, ou encore les gardes croates de l’Empereur traînant quelque condamné vers l’échafaud. Des pigeons blancs s’envolaient de la maison « à la licorne d’or », de celle « au mouton de pierre » ou de celle « à la cloche », des femmes passaient, un panier au bras, riant ou causant, des enfants jouaient à la toupie. Le temps d’autrefois semblait s’être figé pour revivre au rythme de la grande horloge astrologique et zodiacale de l’hôtel de ville avec son cadran d’azur et ses personnages animés : le Christ, ses apôtres, la mort…

Comme à Varsovie aussi, la place donnait accès à la cité juive et, renseigné par son plan, Aldo se dirigeait vers elle quand, en tournant sur ses talons pour contempler une façade rose ornée d’une admirable fenêtre renaissance, il aperçut une silhouette blanche, un chapeau à ruban rouge. Aucun doute ! C’était l’Américain armé de son appareil photo. Saisi d’un doute, Morosini se glissa derrière les toiles d’un éventaire pour observer l’importun : une voix secrète lui soufflait qu’Aloysius le suivait…

Et de fait, il le vit tourner la tête dans tous les sens, le cherchant sans doute. Pour s’en assurer, il reparut et alla se planter devant la statue du réformateur Jean Hus, brûlé à Constance au XV esiècle et qui se dressait, comme un reproche et une malédiction, à la pointe de son bûcher de bronze.

Il voulait savoir si l’autre allait l’aborder mais celui-ci n’en fit rien, passant au contraire de l’autre côté du monument. Aldo alors repartit mais, négligeant l’ancien ghetto, il s’enfonça à l’autre extrémité de la place dans les rues tortueuses et pittoresques dont se composait la vieille ville et là ralentit le pas. Il avisa une enseigne ornée d’une chope de bière débordante, des fenêtres basses dont les carreaux en cul-de-bouteille étaient sertis de plomb, entra dans la brasserie et alla s’asseoir à une table près d’une fenêtre. Un instant plus tard, il put voir passer son suiveur qui, l’ayant perdu de vue, le cherchait visiblement. Et ça il n’aimait pas du tout !

Tout en buvant un pot d’une excellente bière, fraîche à souhaits servie par une jolie fille en costume national qui l’était tout autant, il s’efforça de réfléchir au problème que posait ce bonhomme indiscret et tenace. Que voulait-il au juste ? En dépit de son bagout et du fait qu’il sût son nom et sa profession, Morosini n’arrivait pas à croire à cette grande envie de lui acheter un bijou historique. Ce n’était pas la première fois qu’il avait affaire à des Américains, parfois à la limite du supportable comme l’arrogante lady Ribblesdaleou certaines de ses pareilles, mais rien de comparable à ce natif de Cleveland, et ce n’était pas naturel.