– C’est là, dit-il enfin, ce que l’Empereur vous a révélé ?
– Non. Il n’a pas parlé si longtemps. Je connaissais cette affreuse histoire… mais j’ignorais tout du rubis. Maintenant je sais où il est mais je ne crois pas que tu seras heureux de l’entendre. Tes épreuves ne sont pas finies, prince Morosini.
– Où est-il ?
– Toujours à Krumau… et toujours au cou de Giulio. Son père a exigé qu’on le lui laisse…
De nouveau, Aldo s’épongea le front. Il sentait une sueur glacée couler le long de son échine :
– Vous ne voulez pas dire que je vais devoir…
– Violer une sépulture ? Si. Et moi qui ai des morts un si grand respect, je t’y engage. U faut le faire, ne serait-ce que pour la paix de l’âme de ce malheureux fou et pour le rachat de celle de la Sévillane. Et puis, surtout, le pectoral doit être reconstitué. Il y va de l’avenir d’Israël.
– C’est effrayant ! murmura Morosini. J’ai juré à Simon Aronov de ne reculer devant rien mais cette fois…
– Tu as peur à ce point ? gronda le rabbin. De quoi ? Les archéologues modernes n’hésitent pas, eux, à s’introduire au nom de la science dans les tombes de personnages morts, il y a des centaines et des centaines d’années.
– Je sais. L’un de mes amis exerce cette profession. Sans états d’âme d’ailleurs.
– Et pourtant, ce qu’ils font est infiniment plus grave. Ils arrachent les corps des défunts pour les exposer à la curiosité publique dans toute leur misère. Toi, tu devras seulement reprendre la pierre sans troubler autrement le sommeil de Giulio, et ce sommeil ensuite n’en sera que plus paisible. Mais tu ne pourras pas faire cela tout seul. Je ne sais ce que tu vas trouver là-bas : une dalle de pierre, un sarcophage… Est-ce que quelqu’un peut t’aider ?
– Je comptais sur cet ami égyptologue, mais il n’a pas l’air de se manifester.
– Attends encore un peu ! S’il ne vient pas, je te donnerai un billet pour le rabbin de Krumau. Il te trouvera quelqu’un…
– Au fait, où est-ce, Krumau ?
– À plus de quarante lieues au sud de Prague, sur la haute vallée de la Moldau. Le château qui appartient au prince Schwarzenberg, a été longtemps une forteresse à laquelle on a ajouté des constructions plus aimables. La chapelle est dans la partie ancienne. Je ne peux rien te dire de plus. À présent, je vais te reconduire jusqu’à l’entrée des jardins mais… ne pars pas sans m’avoir revu ! Je vais essayer de t’aider de mon mieux.
Lorsqu’il eut rejoint sa voiture, Aldo resta un long moment assis au volant, sans bouger. Il se sentait étourdi, assommé par ces heures vécues hors du temps. Il avait besoin d’immobilité, de silence surtout et, à cette heure de la nuit, il était absolu, profond, hors du temps lui aussi…
Ensuite, il alluma une cigarette et la savoura avec autant de volupté que s’il n’avait pas fumé depuis des jours. Il s’en trouva apaisé et pensa qu’il était peut-être temps de rentrer. L’automobile glissa le long des pentes du Hradschin et ramena son maître vers le monde plus prosaïque des vivants.
Il était plus de trois heures du matin quand il regagna l’Europa plongé dans une demi-obscurité Le bar était fermé, ce qui lui fit grand plaisir : il craignait un peu de voir surgir sa hantise américaine affublée d’un sourire stéréotypé et un verre de bière à la main. Tout était calme, paisible. Le portier de nuit le salua, lui remit sa clé et, en même temps, lui tendit un billet plié en deux qu’il venait de prendre dans le casier :
– Il y a un message pour Votre Excellence…
Morosini déplia le papier et faillit crier de joie : « Je suis au 204, ton voisin immédiat, mais pour l’amour de Dieu laisse-moi dormir ! Tu me raconteras tes fredaines demain », écrivait Vidal-Pellicorne.
Pour un peu Morosini serait tombé à genoux pour remercier le Seigneur. C’était un tel soulagement de savoir qu’Adalbert serait avec lui pour affronter l’épreuve qui l’attendait ! Il se dirigea vers l’ascenseur d’un pas allègre. La vie lui semblait tout à coup beaucoup plus belle…
Morosini ouvrait tout juste les yeux quand Adalbert fit son entrée dans sa chambre, précédé d’une table roulante chargée d’un copieux petit déjeuner pour deux. Les effusions étant rares entre eux, l’archéologue considéra d’abord son ami, assis dans son lit, puis les vêtements de soirée abandonnés un peu au hasard d’un œil critique ;
– C’est bien ce que je pensais. Tu ne t’es pas ennuyé.
– Pas un instant ! Don Giovannid’abord, au Théâtre des États, puis une impressionnante audience impériale suivie d’une conversation à cœur ouvert avec un homme dont je ne suis pas certain qu’il n’ait pas trois ou quatre siècles d’existence. Et toi, d’où sors-tu ? ajouta Aldo en se mettant à la recherche de ses pantoufles.
– De Zurich où Théobald m’a transmis ton message. J’y suis allé au secours de Romuald que les policiers suisses ont ramassé un matin sur le bord du lac et en assez triste état…
Occupé à enfiler sa robe de chambre, Aldo se figea :
– Que s’est-il passé ?
– Oh, le coup classique ! Cela m’étonne même qu’un vieux renard comme Romuald s’y soit laissé prendre. Il a voulu filer l’ »oncle Boleslas » et il s’est retrouvé en compagnie de quatre ou cinq truands qui l’ont passé à tabac et laissé pour mort dans les roseaux. Heureusement qu’il est solide et que les Suisses savent soigner les gens ! Il a un assez mauvais coup à la tête et plusieurs fractures mais il s’en sortira. Je l’ai fait rapatrier à Paris vers la clinique de mon ami le professeur Dieulafoy, sous la surveillance de deux infirmiers costauds. En tout cas, je peux te dire une chose, c’est que l’oncle Boleslas et Solmanski père ne sont qu’une seule et même personne…
– On s’en doutait un peu. Et il est toujours à Zurich… mon charmant beau-père ?
– On n’en sait rien. Romuald l’a suivi jusqu’à une villa sur le lac mais depuis, impossible de savoir ce qu’il est devenu. À tout hasard, j’ai expédié une longue épître à notre cher ami, le superintendant Warren. Quand on est alliés il faut tout partager, même les migraines !
– Ta lettre va lui en avoir donné une fameuse. Déjà attablé, Adalbert, qui s’était commandé un vrai repas où le breakfast anglais rejoignait les délices viennoises, attaquait un plat d’œufs au bacon après s’être servi une grande tasse de café :
– Viens manger, dit-il, ça va être froid. En même temps, tu me raconteras ta soirée en détail. J’ai l’impression qu’elle a dû être pittoresque ?
– Tu n’imagines pas à quel point ! En tout cas, ton arrivée est providentielle : quand je suis rentré, je n’étais pas loin de croire que j’étais en train de devenir fou.
L’œil bleu d’Adalbert pétilla sous la mèche blonde et frisée qui s’obstinait à tomber dessus :
– J’ai toujours pensé que tu avais des dispositions…
– On verra comment tu seras quand j’en aurai fini avec mon récit. Pour te donner une idée, je sais où est le rubis…
– Ce n’est pas vrai ?
– Oh, que si ! Mais pour le récupérer il va falloir nous transformer en pillards de sépulture : nous avons un tombeau à violer.
Adalbert s’étrangla dans son café :
– Qu’est-ce que tu viens de dire ?
– La vérité, mon vieux et elle ne devrait pas te faire cet effet : un égyptologue est habitué à ce genre d’exercice…
– Tu en as de bonnes, toi ! Quand il s’agit d’une tombe vieille de deux ou trois mille ans et d’une remontant à…
– Trois cents ans environ.
– Ce n’est pas la même chose !
– La différence m’échappe. Un mort est un mort et une momie n’est pas plus agréable à contempler qu’un squelette. Tu ne devrais pas faire la fine bouche…
Vidal-Pellicorne se versa une autre tasse de café et entreprit de beurrer une tartine avant de l’oindre de confiture.
– Bon ! Tu as une histoire à raconter, raconte ! Qu’est-ce que cette histoire d’audience impériale ? Tu as encore vu un fantôme ?
– On peut l’appeler ainsi…
– Ça devient une manie, grogna Adalbert. Tu devrais faire attention…