– … et qui devait être retourné à l’état sauvage ? remarqua Vidal-Pellicorne sarcastique. Ainsi le mort disparaissait de la surface de la terre ?
– On n’a pas osé aller jusque-là. D’après ce que j’ai pu lire dans les archives du château, une dalle gravée de son nom en latin : Julius, fut placée sur la tombe… mais on s’est arrangé pour que la végétation soit reconstituée autour afin que le secret fût mieux préservé. Il s’agissait d’éviter que le sommeil du défunt fût troublé par une quelconque soif de vengeance… Voilà, je vous ai dit tout ce que je sais, se hâta d’ajouter Erbach en s’épongeant le visage à l’aide d’un vaste mouchoir.
Le sujet, décidément, lui déplaisait fort…
– Pas tout à fait, fit Morosini soudain suave. Où se trouve le prieuré en question ?
– Oh, je ne crois pas qu’il puisse présenter quelque intérêt pour votre ouvrage, Excellence. Il est en ruine à présent…
– Mais ces ruines, où sont-elles ?
– Sur la route du sud, à une petite lieue… mais je vous en prie, parlons d’autre chose ! Voulez-vous visiter le château ?
Pour échapper à un sujet qui le terrifiait, Ulrich Erbach était prêt à ouvrir devant ses visiteurs toutes les portes qu’ils voudraient. N’ayant plus rien à apprendre de lui, les deux hommes le suivirent de bonne grâce, admirant sans réserve les merveilles de cette étrange demeure où les siècles se côtoyaient comme à Prague : la très belle cour Renaissance, le triple pont lancé sur une faille profonde entre deux rochers pour relier les habitations à un étonnant théâtre construit au XVIII esiècle et dont la scène tournante, la seule en Europe à cette époque, était en avance de quelques décennies. La bibliothèque, bien qu’elle eût été dépouillée d’une partie de ses trésors au bénéfice de celle de Hluboka, n’était pas sans attraits et son conservateur finit par soupirer :
– C’est ici, au fond, que je suis le plus heureux, parce que ici le château a une âme…
– Et pas Hluboka ?
Erbach haussa ses maigres épaules couvertes de velours noir :
– Un pastiche de Windsor ! Un château pour Alice au pays des Merveilles construit il y a peu par une princesse qui avait trop lu Walter Scott ! Certes, la bibliothèque y est magnifique… mais je préfère celle-ci…
On se quitta les meilleurs amis du monde. Reconduits jusqu’au corps de garde par l’obligeant personnage, Aldo et Adalbert redescendirent vers la ville, en silence d’abord, puis Aldo lâcha ce qu’il avait sur le cœur :
– Qu’est-ce que tu penses de ça ? Simon habillait à quelques centaines de mètres du rubis et il ne s’en doutait même pas !
– À condition que la pierre soit encore là. Qui te dit que le cercueil n’a pas été ouvert par ceux Lui l’ont amené ?
– Il s’agissait de moines et ces gens-là ont le respect des morts. Même d’un fou meurtrier. Et puis ce devait être déjà assez troublant de contrevenir aux ordres d’un empereur défunt… sans compter la frousse intense que ce Giulio semble susciter encore. Personne, j’en jurerais, n’aura eu l’idée de soulever le couvercle.
– Je veux bien l’admettre, mais comment allons-nous faire pour retrouver la tombe ?
– Il faut compter sur la chance ! De toute façon, ce sera plus facile que d’aller fouiller la chapelle du château. Tu as vu cette merveille baroque ? S’il avait fallu creuser des trous dans le pavage ou fouiller l’un des tombeaux nous aurions eu du souci à nous faire. Sans oublier les gardes du domaine ! Sincèrement, j’aime mieux ça ! En tout cas, le fantôme de l’Empereur ne devait pas être au courant de ce qu’il est advenu de la dépouille de son fils…
– Ils ne savent pas tout. Qu’est-ce qu’on fait maintenant ?
– On reprend la voiture et on se livre à une première exploration. Il n’est pas tard et on a encore tout le temps avant le dîner.
Une demi-heure plus tard, la petite Fiat s’engageait dans le sentier menant aux ruines où Simon Aronov avait ordonné à Wong de dissimuler sa limousine et la première impression de ses occupants fut le découragement.
– Autant chercher une aiguille dans une meule de foin ! marmotta Vidal-Pellicorne.
En effet, passé ce qui devait être un mur d’enceinte, on tombait sur l’énorme amas de pierres ! qui avait été la chapelle dont il ne restait que la puissante ogive du portail et quelques fragments de muraille encore debout, le tout hérissé d’herbes folles, de ronces et d’un cornouiller qui avait réussi à se frayer un passage.
– Il y a eu un incendie, remarqua Adalbert en désignant les traces visibles du feu. De toute façon, nous n’avons rien à chercher dans l’intérieur de la chapelle. Je suppose que le cimetière était de l’autre côté ?
– Il y a presque autant de parpaings que dans ! ce qui reste des bâtiments conventuels. On n’y arrivera jamais ! C’est un travail de titan !
– N’exagérons rien ! C’est un travail d’archéologue avant tout. Si tu veux bien, nous allons commencer par délimiter le chantier. Autrement dit, essayer de déterminer l’emplacement de l’ancien cimetière.
Durant deux heures, on arpenta le champ de ruines, soulevant une pierre ici, en retournant une autre. À mesure qu’on progressait la végétation se faisait plus dense et quand, enfin, on trouva une ancienne stèle qui devait marquer une tombe, on atteignait l’orée d’un bois à travers les branches duquel les eaux mortes d’un petit étang reflétaient les derniers rayons du soleil. Adalbert en tira cependant une conclusion :
– Aucun doute : le cimetière est entre ici et le début véritable des ruines. Il doit se cacher sous cette énorme végétation. Il va nous falloir des outils. Rentrons en ville ! Avec un peu de chance, on trouvera une boutique ouverte…
– Et tu n’as pas peur que le marchand se pose des questions ? Je te rappelle qu’on devait les demander chez Simon ?
– Je le sais bien, mais nous allons travailler tellement près de chez Adolf que cela peut être gênant. Il viendra voir ce qu’on fait. Les distractions doivent être rares par ici. Et qu’est-ce que tu crois qu’il dira s’il nous trouve en train de violer une tombe ?
– Alors, dans ce cas, le mieux est qu’on aille s’approvisionner à Budweis. C’est beaucoup plus important que Krumau et ce n’est jamais qu’à vingt-cinq kilomètres.
– Pas une mauvaise idée, mais c’est trop tard pour ce soir. On ira demain matin aux aurores !
Durant quatre jours, armés de cisailles, de sécateurs, d’une fourche, d’une pelle et d’une pioche. Adalbert et Aldo travaillèrent comme des tâcherons sur le périmètre indiqué par le premier et réussirent à dégager plusieurs tombes, mais aucune ne correspondait à ce qu’avait indiqué maître Erbach. C’était une besogne harassante et que la chaleur rendait pénible :
– Je commence à croire qu’on va y passer l’été, soupira Aldo en essuyant à sa manche retroussée son front couvert de sueur. On va me croire mon à Venise…
Vidal-Pellicorne sourit à son ami sur le mode goguenard :
– Ce que c’est que d’être un aristocrate délicat habitué au confort et au maniement des pierres précieuses ! Nous autres archéologues qui sommes accoutumés à déterrer des mastabas et à creuser des montagnes sous un soleil de plomb sommes plus endurants !
– Tu oublies de dire que vous avez toujours un tas de fellahs à votre disposition. Pour ce que j’en sais, ce sont eux surtout qui grattent la terre. Vous autres, comme tu dis, vous maniez plutôt le pinceau et l’éponge pour nettoyer ce qu’on vous dégagé…
Leur aubergiste s’étonnait bien de les voir rentrer le soir harassés et plus poussiéreux qu’il n’est convenable pour des touristes, mais ils lui confièrent sous le sceau du secret qu’ils avaient découvert par hasard les traces d’une ancienne villa romaine et qu’ils essayaient d’en dégager assez pour avoir une preuve. Ravi d’être le seul dépositaire d’une affaire qui pouvait valoir un surcroît d’intérêt à la région, Sepler jura le silence et n’en soigna que mieux des clients aussi passionnants. Chaque matin, il les pourvoyait de solide paniers pique-nique et de bouteilles d’eau minérale, et au dîner il s’enquérait discrètement des progrès réalisés :