Dans ce décor à la fois austère et mystérieux, la haute silhouette de Jehuda Liwa s’enlevait comme un haut-relief. Penché sur l’Indraraba, le Livre des secrets qu’il avait placé auprès des rouleaux de la Thora, il étudiait avec attention mais se redressa au bruit léger des pas du visiteur. Celui-ci observa que, sous son long manteau noir, il portait les habits blancs des défunts.
Impressionné, Morosini s’arrêta au milieu de la nef. La voix profonde du rabbin l’invita à s’avancer jusqu’au bas des marches, puis ajouta :
– Tu n’es pas ici dans une église. Ta tête doit être couverte. Prends la calotte placée à tes pieds et mets-la !
– Veuillez m’excuser. Je suis d’autant plus impardonnable que je le savais mais, ce soir, je sens un grand trouble.
– On l’éprouverait à moins si, comme ta lettre l’indique, tu as trouvé ce que tu cherchais. J’imagine que ce ne fut pas facile… Comment as-tu fait ? C’est un dur labeur d’ouvrir le caveau d’une chapelle princière.
– Le corps n’était plus dans la chapelle.
En quelques phrases, Aldo retraça le chemin suivi depuis son départ de Prague. Sans oublier de mentionner l’incendie du petit château et la disparition de Simon Aronov. Le grand rabbin sourit :
– Apaise tes craintes : le maître du pectoral n’est pas mort. Je peux même te confier qu’il est venu ici…
– Dans cette synagogue ?
– Non, dans notre quartier de Josefov où il a un ami. Je te rappelle que, pour notre bien commun, il vaut mieux que nous ne nous rencontrions pas. J’ajoute qu’il est inutile de le chercher : il n’a fait que toucher terre et il est reparti. Ne me demande pas où il est allé, je l’ignore. À présent, donne-moi la pierre maudite !
Aldo déplia le mouchoir blanc qui enveloppait le joyau et l’offrit sur sa paume où naquit aussitôt un rougeoiement de braise. Le rabbin étendit ses doigts osseux, prit le bijou qu’il considéra fixement. Puis il l’éleva comme s’il voulait en faire hommage à quelque divinité inconnue… Au même moment, une voix vulgaire claqua comme un coup de feu :
– Arrête tes mômeries, le vieux, et donne-moi ça ! brusquement retourné, Ald oconsidéra avec stupeur la forme burlesque d’Aloysius Butterfield surgie de l’obscurité comme un gnome maléfique. Le gros Colt qui oscillait entre lui et Jehuda n’avait rien de rassurant.
Le personnage jouissait impudemment de sa surprise :
– Tu ne t’attendais pas à celle-là, mon p’tit prince ? Faut jamais prendre Papa Butterfield pour un simple d’esprit et, si tu veux tout savoir, ça fait un moment qu’on s’intéresse à toi. Mais on n’est pas là pour se faire des politesses ! Tu me le donnes, ce caillou, toi ?
La voix de bronze tonna, répercutée par les profondeurs de l’édifice ;
– Viens le chercher si tu l’oses.
– Tu parles que j’vais venir le chercher ! Et toi, Morosini, bouge pas sinon je l’étends raide, ton copain.
Aldo qui se demandait où pouvait bien être passé Adalbert essaya de gagner du temps :
– Comment avez-vous fait pour entrer ? Personne ne vous en a empêché ?
– Tu veux parler du fumeur de pipe ? Il a pris bon coup derrière les oreilles et pour l’instant dort comme un bébé… si toutefois mon copain l’a pas jugé bon de l’achever…
– Quel copain ?
– Tu vas le reconnaître. Tu l’as vu à l’Europa et un peu avant à Venise : il a pris un café à côté de toi et de Rothschild au Florian… À son tour, en effet, le petit homme brun aux lunettes noires venait aborder le cercle de lumière et lui aussi était armé. Aldo se traita d’imbécile. Comment avait-il pu se contenter de penser qu’il l’avait déjà vu quelque part ? En vérité, il devait vieillir !
Butterfield gravissait les marches de pierre, mais son aplomb semblait vaciller à mesure qu’il approchait du grand rabbin, redressé de toute sa taille. On aurait même dit qu’il rapetissait. Le vieil homme, cependant, ne faisait pas un geste, ses sombres étaient pleins d’éclairs et sa terrible voix gronda une fois encore :
Tu vas être maudit jusqu’à la fin des temps si tu touches à cette pierre et tu ne connaîtras plus jamais le repos…
– En voilà assez ! Tais-toi ! croassa l’Américain avec un tremblement qui annonçait un début de panique mais le rubis était là, aux mains du rabbin, et la cupidité fut plus forte que la peur. Il arracha la pierre, recula, glissa en descendant à reculons et s’abattit sur les dalles. Le rubis lui échappa, roula à quelques pas. Aldo voulut se baisser pour le ramasser, mais l’homme aux lunettes glapit :
– On ne bouge pas ! Sans quitter du regard Morosini qu’il menaçait de son arme, il plia le genou, saisit le pendentif qu’il fourra dans sa poche.
– Amène-toi ! intima-t-il à son complice. Et filons d’ici.
Il disparut avec une soudaineté qui tenait du miracle. Sûr d’être capable de rattraper et de venir à bout sans peine de ce petit bonhomme, Aldo s’élança à sa suite. L’autre se retourna, tira. Atteint par la balle, Aldo chancela et s’écroula au moment même où un second coup de feu, tiré sans doute par Butterfield remis de sa chute, éclatait. Avant de s’évanouir, le blessé entendit gronder la voix du rabbin mais c’était comme un appel. Tout de suite après, il y eut un cri terrible un cri d’épouvante, et c’était l’Américain qui l’avait poussé. La dernière impression d’Aldo avant de plonger dans les ténèbres fut que le mur de la synagogue s’était soudain mis en marche…
Quand il remonta de ses profondeurs, ce qui l’entourait lui parut si bizarre qu’il se crut passé de l’autre côté du miroir. Il était bien couché dans quelque chose qui devait être un lit, comme il convient à un blessé ou à un malade, et ce lit se trouvait dans une pièce claire qui pouvait être une chambre d’hôpital. Pourtant, l’être humain qui se penchait sur lui ne ressemblait pas à une infirmière : c’était le rabbin Liwa avec sa barbe de fleuve, ses cheveux blancs et ses longs vêtements noirs. Il devait se trouver dans quelque purgatoire, car il ne se sentait pas bien. Il éprouvait une douleur dans la poitrine et une vague nausée. Alors, il referma les yeux, dans l’espoir de retrouver les bienfaisantes ténèbres où, privé de conscience, il l’était aussi de souffrance.
– Allons, réveille-toi ! ordonna avec douceur la voix inoubliable qui aurait pu être celle de l’Ange du Jugement. Tu es encore de ce monde et il est temps d’y reprendre ta place !
Le blessé tenta quelque chose qu’il espérait être un sourire et murmura :
– Je me croyais mort…
– Tu pourrais l’être si le tir avait été mieux ajusté mais – loué soit le Très-Haut ! – le projectile a manqué ton cœur et nous avons pu l’extraire…
– Et où suis-je ?
– Chez un ami, Ebenezer Meisel, qui est un homme riche et un excellent chirurgien. C’est lui qui a extrait la balle. Il est aussi mon voisin et nos maisons communiquent. Cela me permet de venir te voir quand je veux… Je reviendrai demain.
Morosini comprit que cet arrangement offrait l’avantage de ne pas introduire la police dans les affaires du quartier juif, il en fut content, mais à présent qu’il retrouvait sa lucidité, les questions se posaient en foule et il retint par sa manche le rabbin qui se détournait déjà pour s’en aller :
– Encore un moment, s’il vous plaît ? Auriez-vous des nouvelles de l’ami que j’avais laissé à la porte de la synagogue et que l’on a assommé avant de nous attaquer ?
– Il va bien, rassure-toi ! Il prétend que les bosses sur le crâne ne lui ont jamais fait peur. Tu le verras tout à l’heure…
– Et le rubis ? … Qu’est-il advenu du rubis ? Jehuda Liwa écarta ses longues mains en un geste fataliste :
– Disparu Une fois de plus ! … Le petit homme aux verres noirs s’est enfui en l’emportant. Ceux d’ici ont essayé de relever sa trace mais on dirait qu’il s’est dissous dans l’air. Personne ne l’a vu…