Morosini dressa un tableau assez exact du cabinet du banquier et des accès à la chambre forte. Il n’éprouvait aucun scrupule à renseigner le bandit, car il lui réservait une surprise de dernière minute. Qu’il livra d’ailleurs à la fin de son exposé :
– Il faut que vous sachiez ceci : la petite clé qui ouvre le panneau de la chambre forte est pendue au cou de Kledermann et je ne vois pas comment vous pourriez vous la procurer.
La nouvelle ne fit aucun plaisir à Ulrich. Il mâchonna quelque chose entre ses dents mais, si Aldo pensait qu’il allait s’avouer vaincu, il se trompait. Au bout de quelques instants, le visage assombri de l’Américain s’éclaira :
– L’important, c’est de le savoir, conclut-il.
– Vous n’avez pas l’intention de le tuer ? fit Morosini sèchement. En ce cas, il ne faudrait pas compter sur mi !
– L’aimeriez-vous plus que votre femme ? Rassurez-vous, j’ai l’intention de résoudre ce nouveau problème à ma façon… et sans violence excessive. Je suis, sachez-le, un grand professionnel. À présent, écoutez ce que j’ai à vous dire.
Avec beaucoup de clarté, il détailla pour Aldo ce qu’il aurait à faire, ne se doutant pas que celui qu’il croyait tenir était bien décidé à tout tenter pour récupérer le rubis sans laisser pour autant le joyeux Ulrich disparaître dans la nature avec l’une des plus belles collections de bijoux au monde.
Quand ce fut fini, Morosini se contenta de nasiller dans le meilleur style de Chicago : – C’est OK pour moi !
Ce qui ne laissa pas de surprendre son interlocuteur, mais celui-ci ne fit aucun commentaire et l’on se sépara pour se retrouver au soir du 16 octobre.
CHAPITRE 11 L’ANNIVERSAIRE DE DIANORA
Fidèles au style de leurs façades, les salles de réception de la « villa » Kledermann empruntaient à l’Italie de la Renaissance leur décoration intérieure. Colonnes de marbre, plafonds à caissons enluminés et dorés, meubles sévères et tapis anciens offraient un cadre estimable à quelques très belles toiles – un Raphaël, deux Carpaccio, un Tintoret, un Titien et un Botticelli qui affirmaient la richesse de la maison plus encore que la somptuosité ambiante. Aldo en fit compliment à Kledermann lorsque, après un tour de salon, il revint vers lui :
– On dirait que vous ne collectionnez pas seulement les joyaux ?
– Oh, c’est une petite collection réunie surtout pour essayer de retenir plus souvent ma fille dans cette maison qu’elle n’aime pas.
– Votre femme l’aime, j’imagine ?
– C’est peu dire. Dianora l’adore. Elle dit qu’elle est à ses dimensions. Personnellement un chalet dans la montagne ferait aussi bien mon affaire pourvu que je puisse y installer ma chambre forte.
– J’espère, en tout cas, qu’elle est en bonne santé ? Est-ce qu’elle ne reçoit pas avec vous ?
– Pas ce soir. Vous le savez sans doute, vous qui la connaissez de longue date, elle aime à ménager ses effets. Aussi ne fera-t-elle son apparition que quand tous les invités du dîner seront arrivés.
La soirée se partageait en deux parties comme cela se pratiquait souvent en Europe : un dîner pour les personnalités importantes et les intimes – une soixantaine – et un bal qui en compterait dix fois plus.
Adalbert, de l’air le plus naturel du monde, posa la question qui brûlait la langue d’Aldo :
– J’ai l’impression que nous allons assister à une fête magnifique. Est-ce que nous y verrons Mlle Lisa ?
– Cela m’étonnerait. Ma sauvageonne déteste ces « grands machins mondains » comme elle dit, presque autant que ce cadre qu’elle juge trop pompeux. Elle a fait parvenir à ma femme une magnifique corbeille de fleurs avec un mot gentil mais je pense qu’elle s’en tiendra là.
– Et où est-elle en ce moment ? demanda Morosini qui s’enhardissait.
– Vous devriez poser la question au fleuriste de la Bahnhofstrasse. Moi je n’en sais rien… Monsieur l’Ambassadeur, Madame, c’est un grand honneur que vous recevoir ce soir, ajouta le banquier en accueillant un couple qui ne pouvait être qu’anglais.
Les deux amis, naturellement, s’étaient écartés aussitôt et entreprenaient un nouveau tour des salons pourvus, pour la circonstance, d’une débauche de roses et d’orchidées mises en valeur, comme les femmes présentes d’ailleurs, par l’éclairage d’où la froide électricité était bannie. D’énormes candélabres de parquet chargés de longues bougies étaient seuls admis à ce qui devait être le triomphe de Dianora. Une véritable armée de serviteurs en livrées à l’anglaise, sous les ordres de l’imposant maître d’hôtel, veillaient à l’accueil et au confort des invités où le gratin de la banque et de l’industrie suisse se mêlait à des diplomates étrangers et à des hommes de lettres. Aucun artiste, peintre ou comédien, n’émaillait cette foule à l’élégance diverse mais dont les femmes arboraient des bijoux parfois anciens, toujours d’importance. Peut-être les invités du bal seraient-ils moins empesés, mais pour l’instant on était entre gens solides et sérieux.
Dès son arrivée, Aldo n’avait eu aucune peine à repérer Ulrich : ainsi qu’il l’avait prédit, le gangster transformé en serviteur à l’allure irréprochable avait réussi à se faire embaucher parmi les extras et s’occupait du vestiaire proche du grand escalier où s’entassait déjà une fortune en fourrures. Il se contenta d’échanger avec lui un battement de paupières. Il était convenu que, pendant le bal, Morosini conduirait son étrange associé au cabinet de travail du banquier et lui donnerait les indications nécessaires.
Des valets circulaient avec des plateaux chargés de coupes de Champagne. Adalbert en prit deux au passage et en offrit une à son ami :
– Tu connais quelqu’un ? demanda-t-il.
– Absolument personne. Nous ne sommes pas à Paris, à Londres ou à Vienne et je n’ai pas le moindre cousinage, même lointain, à t’offrir. Tu te sens isolé ?
– L’anonymat a du bon. C’est assez reposant ! Tu crois que nous allons revoir le rubis, ce soir ?
– Je suppose. En tout cas, l’émissaire de notre ami a fait preuve d’une discrétion et d’une habileté exemplaires. Personne n’a rien vu, rien remarqué.
– Non. Théobald et Romuald se sont relayés aux abords de chez Cartier mais rien n’a attiré leur attention. Ton Ulrich avait raison : essayer d’intercepter le joyau à Paris relevait de l’impossible… Doux Jésus !
Toutes les conversations s’étaient arrêtées et la pieuse exclamation d’Adalbert résonna dans le silence soudain, résumant la stupeur admirative des invités : Dianora venait d’apparaître au seuil de ses salons.
Sa longue robe de velours noir pourvue d’une petite traîne était d’un dépouillement absolu et Aldo, le cœur serré, revit dans un éclair le portrait de sa mère, par Sargent, qui était l’un des plus beaux ornements de son palais à Venise. La robe de Dianora ce soir, comme celle de la défunte princesse Isabelle Morosini, laissait nus les bras, la gorge et les épaules dans un léger mouvement de drapé cachant la poitrine et rattrapé à la taille. Dianora, jadis, avait admiré ce portrait et elle s’en était souvenue en commandant sa toilette de ce soir. Quel plus merveilleux écrin que sa chair lumineuse pouvait-elle en effet offrir au fabuleux bijou scintillant sur sa gorge ? Car il était bien là, le rubis de Jeanne la Folle, éclatant de ses feux maléfiques au milieu d’une guirlande composée de magnifiques diamants et de deux autres rubis plus petits. Contrairement à l’habitude, les bras et les oreilles de la jeune femme étaient vierges de tout bijou. Rien non plus dans la soie argentée de sa magnifique chevelure coiffée en hauteur pour dégager le long cou. Seul rappel de la teinte fascinante du joyau, de petits souliers de satin pourpre pointaient au rythme de la marche sous la vague sombre de la robe. La beauté de Dianora, ce soir, coupait le souffle à tous ces gens qui la regardaient s’avancer, souriante, vite rejointe par son époux qui après lui avoir baisé la main la conduisait vers ses hôtes les plus importants…
– Aide-moi un peu ! chuchota Vidal-Pellicorne qui ne manquait pas de mémoire. Est-ce que ta mère porte le saphir sur le portrait qu’en a fait Sargent ?