Tout eût été tellement différent si Aldo en personne était venu à elle, les mains tendues comme autrefois !
– Votre retour dans ces murs, ma chère Adriana, répondit Anielka très souriante. Et le début d’une nouvelle ère pour les Morosini.
On causa des événements qui avaient marqué l’anniversaire tragique de Mme Kledermann. En dépit de son empire sur elle-même, Adriana ne cacha pas sa surprise en apprenant qu’Anielka, après avoir subtilisé le collier, glissé ensuite à son frère, avait osé accuser son mari du meurtre :
– N’était-ce pas un peu… exagéré ? Je connais Aldo depuis l’enfance : il est incapable de tuer une femme…
– Je le sais, sinon il y a longtemps que je serais morte. Non, c’est un… ami de mon frère qui a tiré depuis le jardin avant de s’enfuir par le lac, mais Aldo avait besoin d’une leçon. J’espère que celle-ci sera profitable… et longue.
– Cela m’étonnerait. Les policiers suisses ne sont pas stupides. Ils s’apercevront vite de son innocence…
– Ce n’est pas sûr. Quand je me suis esquivée les choses prenaient une tournure peu sympathique pour lui. De toute façon, s’il échappe à ce petit piège, mon frère saura s’occuper de lui. Si vous voulez tout savoir, chère Adriana, j’espère bien ne jamais revoir mon cher mari, ajouta-t-elle en levant sa coupe.
Un toast auquel la comtesse Orseolo ne fit pas écho. Si forte que fût sa haine envers Aldo, elle n’aimait pas l’idée qu’un grand seigneur vénitien soit livré ainsi à une clique polono-américaine…
Heureusement, à cet instant, Zaccaria vint annoncer que madame la princesse était servie et les deux femmes passèrent à table en bavardant gaiement d’un avenir qu’Anielka, surtout, envisageait plein d’agréments :
– La maison d’antiquités peut très bien se passer d’Aldo, disait-elle en dégustant d’une cuillère délicate la bisque de langouste que le vieux maître d’hôtel venait de leur servir. D’ailleurs, ces dernières années elle s’en est passée plus souvent qu’à son tour. Je compte garder le cher monsieur Buteau…
– Au fait, où est-il ce soir ? Il ne dîne pas avec nous ?
– Non. Il est chez le notaire Massaria et je préfère qu’il en soit ainsi : il est beaucoup trop attaché à mon cher époux pour entendre ce que je voulais vous dire mais je n’aurai aucune peine à le garder. Aldo disparaîtra dans un accident… tout naturel et Guy s’attachera à l’enfant que je vais mettre au monde. Je veux que ce soit un fils !
– Il est difficile de forcer la nature, sourit Adriana. Il faudra bien prendre ce que D… le ciel vous enverra.
– Ce sera mon enfant à moi seule. Je garderai aussi le petit Pisani. Il m’adore bien qu’il se tienne à distance, mais il accourra au premier claquement de doigts. Je compte aussi faire venir mon père afin de veiller sur lui. Son infirmité l’éprouve beaucoup moralement mais il se sentira mieux ici, auprès de moi et de son petit-fils. S’il n’avait une affaire importante à régler à Varsovie, je ne lui aurais jamais permis de retourner dans notre palais, si froid, si lugubre par moments…
Le potage terminé, Zaccaria desservit mais ce fut Cecina qui apporta le plat suivant : un superbe soufflé. Anielka leva un sourcil mécontent.
– Comment se fait-il que vous serviez ? Où est Zaccaria ?
– Il faut l’excuser, madame la princesse. Il vient de glisser sur une épluchure dans la cuisine et il s’est fait très mal. En attendant que ça lui passe, je sers : un soufflé, ça n’attend pas.
– En effet, ce serait dommage, dit Adriana en contemplant avec plaisir la belle croûte aérienne et dorée. Ça sent merveilleusement bon !
– Qu’est-ce que c’est ? demanda Anielka.
– Truffes et champignons mélangés, avec un rien de vieil armagnac…
Avec autant d’habileté et d’autorité que Zaccaria lui-même, Cecina, superbe dans sa plus belle robe de soie noire, un petit bonnet de même étoffe perché sur un chignon pour une fois rigoureux, remplit les assiettes puis se retira un peu à l’écart, sous le portrait de la princesse Isabelle, mère d’Aldo, et resta là, les mains croisées sur son ventre.
– Eh bien ? s’impatienta Anielka, qu’attendez-vous ?
– J’aimerais seulement savoir si mon soufflé est au goût de madame la princesse et de madame la comtesse ?
– C’est assez naturel, plaida Adriana. Dans les grandes maisons, le chef vient assister à la dégustation de son plat principal lors d’un grand dîner… N’est-ce pas, Cecina ?
– En effet, madame la comtesse.
– En ce cas… admit Anielka en plongeant sa cuillère dans l’odorante préparation.
Ce devait être délicieux car les deux convives se régalèrent. Debout au pied du grand portrait, Cecina regardait… attendant les premiers symptômes avec une avidité cruelle. Ils vinrent rapidement. La première, Anielka lâcha sa cuillère et porta la main à sa gorge.
– Que se passe-t-il ? Je ne vois plus rien… et j’ai mal, mal…
– Moi non plus… Je ne vois plus… Oh, mon Dieu !
– Il est bien temps d’appeler le Seigneur ! gronda Cecina. Vous allez avoir des comptes à lui rendre. Moi, j’ai réglé ceux de mes princes…
Et, aussi calmement que si elle assistait à une comédie de salon, Cecina regarda mourir les deux femmes…
Quand tout fut fini, elle alla chercher une petite fiole contenant de l’eau bénite, s’agenouilla auprès du cadavre d’Anielka et procéda, sur son ventre, à l’ondoiement de l’enfant qui ne naîtrait jamais. Puis elle se releva, revint au portrait de la mère d’Aldo, en baisa le pied comme elle eût fait d’une icône, murmura une fervente prière et enfin releva sa bonne figure givrée de larmes :
– Priez Dieu de m’absoudre, Madonna mia ! À présent, notre Aldo n’a plus rien à craindre et vous êtes vengée… mais moi je vais avoir besoin de votre secours. Priez, je vous en supplie, priez pour mon âme en péril !
Elle alla prendre sur la table le plat où il restait un peu de sa préparation meurtrière, rentra dans sa cuisine où elle avait fait le vide en expédiant son Zaccaria chez le pharmacien lui chercher d’urgence de la magnésie pour de soudaines et mythiques douleurs d’estomac – Livia et Prisca étaient l’une au cinéma l’autre chez sa mère – et là, elle s’assit devant la grande table où pendant tant d’années elle avait fait manger son petit Aldo et préparé des merveilles pour ses maîtres bien-aimés. Elle essuya ses larmes à un torchon qui traînait là, fit un signe de croix et avala une grande cuillerée du soufflé fatal.
CHAPITRE 13 LE PECTORAL DU GRAND PRÊTRE.
Il était près de minuit et, le mauvais temps aidant, tout était si calme dans Prague que l’on pouvait entendre le murmure de la rivière. L’un derrière l’autre, les trois hommes franchirent la porte étroite du jardin des morts mais, presque aussitôt, Jehuda Liwa s’arrêta :
– Restez ici ! dit-il à ses deux compagnons, et veillez ! La tombe de Mordechai Meisel se trouve dans la partie basse du cimetière non loin de celle de Rabbi Loew, mon ancêtre. Vous devez empêcher quiconque de me suivre… en admettant qu’il y ait quelqu’un à cette heure tardive.
Les deux hommes hochèrent la tête, comprenant que leur guide ne tenait pas à leur montrer comment il s’y prendrait pour ouvrir la sépulture, mais ils ne s’en offensèrent pas, soulagés au contraire de ne pas participer à un nouveau viol de tombe.
– Je me demande, fit Aldo, comment on peut s’y retrouver au milieu de ce chaos de pierres qui ont l’air plantées dans tous les sens. On dirait qu’elles ont été semées là au hasard par la main d’un géant négligent. Et il y en a beaucoup !
– Douze mille, répondit Adalbert. J’ai lu quelque chose sur ce cimetière. On y enterre depuis le XV esiècle mais, le territoire du ghetto étant limité, on a empilé les morts les uns sur les autres, parfois jusqu’à dix. Cependant, deux ou trois personnages illustres ont droit à des demeures à quatre murs ; ce doit être le cas de ce Meisel. Et il faut qu’il en soit ainsi car, chez les Juifs, troubler le repos des morts est un crime grave…
– Chez nous aussi…