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Pour nous, enfants de toutes les nationalités, l'enseignement n'était rien d'autre que la continuation de la guerre par les mêmes moyens.

Mais avec une différence singulière: à la petite Ecole française de Pékin, il n'y avait pas d'Allemands. Ils allaient à l'Ecole d'Allemagne de l'Est.

Nous avions résolu ce fâcheux détail par une réglementation géniale et panique: à l'école, l'ennemi, c'était tout le monde.

Et comme l'établissement avait des dimensions très réduites, nous nous y démolissions les uns les autres avec beaucoup de facilité: il ne fallait pas chercher l'ennemi, il était partout, à portée de main, de dents, de pied, de crachat, d'ongles, de crâne, de croc-en-jambe, d'urine et de vomi. Il suffisait de se baisser.

Cette école était d'autant plus pittoresque qu'un quart de ses élèves ne connaissaient pas un mot de français, et n'avaient même jamais eu l'intention d'en apprendre un. Leurs parents les avaient parqués là parce qu'ils ne savaient vraiment pas où les mettre et parce qu'ils voulaient avoir la paix pour savourer, entre adultes, les joies du régime en place.

Nous avions ainsi, parmi nous, des petits Péruviens ou autres Martiens, que nous torturions à loisir et dont les hurlements d'horreur étaient absolument incompréhensibles. Je garde les meilleurs souvenirs de l'Ecole française.

Pour Elena aussi, ce serait la première école.

Je tremblais. J'adorais ce lieu de perdition, mais l'idée qu'une créature comme elle pût s'aventurer en un endroit aussi dangereux me terrifiait. Elle qui détestait les violences physiques!

En tout cas, je me promettais de casser la figure à celui ou celle qui toucherait au moindre de ses cheveux. C'eût été une occasion de me faire bien voir d'elle, d'autant que je n'eusse certainement pas été à la hauteur de l'agresseur qui m'eût transformée en pâte à papier et m'eût ainsi rendue irrésistible aux yeux de la protégée.

Ce ne fut pas nécessaire.

Le miracle se produisait partout où Elena allait. Dès le jour de la rentrée, une bulle de paix, de douceur et de courtoisie se constitua autour de ma bien-aimée. Elle pouvait traverser les batailles les plus sanglantes, la bulle l'accompagnait pas à pas. C'était une réaction universelle, naturelle, instinctive: personne ne porterait atteinte à une chose aussi belle et aussi supérieure.

A quatre heures, elle retournait au ghetto, aussi propre et nette qu'au matin.

L'atmosphère insurrectionnelle de l'école ne semblait pas l'incommoder: elle ne la remarquait pas. Du moins affectait-elle de ne pas la remarquer. Pendant les récréations, elle arpentait la petite cour terreuse de son pas lent, l'air ailleurs, heureuse de sa solitude. Ce qui devait arriver arriva: cette solitude ne dura pas.

Une beauté aussi hautaine que la sienne inspirait la distance respectueuse. Jamais je n'aurais pu imaginer qu'il existerait un individu assez téméraire pour oser l'approcher. Ainsi, cet amour me faisait connaître des souffrances variées mais dont la jalousie demeurait exclue.

Quelle ne fut pas ma stupeur de voir, un matin, dans la cour, un garçon enjoué qui racontait mille choses à la petite Italienne. Et elle s'était arrêtée pour l'écouter. Et elle l'écoutait. Elle avait levé le visage vers celui du garçon. Et ses yeux et sa bouche étaient ceux d'une personne qui écoute.

Certes, elle n'avait pas l'air enthousiaste ou admiratif. Mais elle écoutait vraiment. Elle avait daigné accorder de l'attention à quelqu'un.

Sous mes yeux, ce garçon était en train d'exister pour elle.

Et il exista pendant au moins dix minutes.

Et comme il était dans sa classe, Dieu sait combien de temps il exista encore à mon insu.

Infamie sans nom.

Quelques précisions ontologiques s'imposent.

Jusqu'à mes quatorze ans, j'ai divisé l'humanité en trois catégories: les femmes, les petites filles et les ridicules.

Toutes les autres différences me paraissaient anecdotiques: riches ou pauvres, Chinois ou Brésiliens (les Allemands mis à part), maîtres ou esclaves, beaux ou laids, adultes ou vieux, ces distinctions-là étaient certes importantes mais n'affectaient pas l'essence des individus.

Les femmes étaient des gens indispensables. Elles préparaient à manger, elles habillaient les enfants, elles leur apprenaient à lacer leurs souliers, elles nettoyaient, elles construisaient des bébés avec leur ventre, elles portaient des vêtements intéressants.

Les ridicules ne servaient à rien. Le matin, les grands ridicules partaient au «bureau», qui était une école pour adultes, c'est-à-dire un endroit inutile. Le soir, ils voyaient leurs amis – activité peu honorable dont j'ai parlé plus haut.

En fait, les ridicules adultes étaient restés très semblables aux ridicules enfants, à cette différence non négligeable qu'ils avaient perdu le trésor de l'enfance. Mais leurs fonctions ne changeaient guère et leur physique non plus.

En revanche, il y avait une immense différence entre les femmes et les petites filles. D'abord, elles n'étaient pas du même sexe – un seul regard suffisait pour le comprendre. Et puis, leur rôle changeait énormément avec l'âge: elles passaient de l'inutilité de l'enfance à l'utilité primordiale des femmes, tandis que les ridicules demeuraient inutiles toute leur vie.

Les seuls ridicules adultes qui servaient à quelque chose étaient ceux qui imitaient les femmes: les cuisiniers, les vendeurs, les professeurs, les médecins et les ouvriers.

Car ces métiers étaient d'abord féminins, surtout le dernier: sur les innombrables affiches de propagande qui jalonnaient la Cité des Ventilateurs, les ouvriers ne manquaient jamais d'être des ouvrières, joufflues et joyeuses. Elles réparaient des pylônes avec tant de bonheur qu'elles en avaient le teint rose. La campagne confirmait les vérités de la ville: les panneaux ne montraient que des agricultrices enjouées et braves qui récoltaient des gerbes avec extase.

Les ridicules adultes servaient surtout aux métiers de simulation. Ainsi, les soldats chinois qui entouraient le ghetto faisaient semblant d'être dangereux, mais ne tuaient personne.

J'avais de la sympathie pour les ridicules, d'autant que je trouvais leur sort tragique: ils naissaient ridicules. Ils naissaient avec, entre les jambes, cette chose grotesque dont ils étaient pathétiquement fiers, ce qui les rendait encore plus ridicules.

Souvent, les ridicules enfants me montraient cet objet, ce qui avait pour effet immanquable de me faire rire aux larmes. Cette réaction les laissait perplexes.

Un jour, je ne pus m'empêcher de dire à l'un d'entre eux, avec une sincère gentillesse:

– Pauvre!

– Pourquoi? demanda-t-il, éberlué.

– Ça doit être désagréable.

– Non, assura-t-il.

– Mais si; la preuve, quand on vous tape là…

– Oui, seulement, c'est pratique.

– Ah?

– On fait pipi debout.

– Et alors?

– C'est mieux.

– Tu trouves?

– Ecoute, pour pisser dans les yaourts des Allemands, il faut être un garçon.

Cet argument me plongea dans une profonde réflexion. Je ne doutais pas qu'il existât une échappatoire, mais laquelle? Je devais la trouver quelque temps plus tard.

L'élite de l'humanité était les petites filles. L'humanité existait pour qu'elles existent.

Les femmes et les ridicules étaient des infirmes. Leurs corps présentaient des erreurs dont l'aspect ne pouvait inspirer autre chose que le rire.

Seules les petites filles étaient parfaites. Rien ne saillait de leurs corps, ni appendice grotesque, ni protubérances risibles. Elles étaient conçues à merveille, profilées pour ne présenter aucune résistance à la vie.

Elles n'avaient pas d'utilité matérielle mais elles étaient plus nécessaires que n'importe qui, car elles étaient la beauté de l'humanité – la vraie beauté, celle qui est pure aisance d'exister, celle où rien ne gêne, où le corps n'est que bonheur des pieds à la tête. Il faut avoir été une petite fille pour savoir combien il peut être exquis d'avoir un corps.