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Que devrait être le corps? Un objet de pur plaisir et de pure liesse.

Dès que le corps présente quelque chose de gênant – dès que le corps encombre -, c'est fichu.

Je m'aperçois à l'instant qu'à l'adjectif lisse ne correspond aucun substantif. Pas étonnant: le vocabulaire du bonheur et du plaisir a toujours été le plus pauvre, et ce dans toutes les langues.

Qu'il me soit permis de créer le mot «lisseté» pour donner une idée, aux encombrés de toute nature, de ce que peut être un corps heureux.

Platon qualifie le corps d'écran, de prison, et je lui donne cent fois raison, sauf pour les petites filles. Si Platon avait été une petite fille un jour, il aurait su que le corps peut être exactement le contraire – l'outil de toutes les libertés, le tremplin des vertiges les plus délicieux, la marelle de l'âme, le saute-mouton des idées, écrin de virtuosité et de vitesse, seule fenêtre du pauvre cerveau. Mais Platon n'a jamais même évoqué les petites filles, quantité négligeable de la Cité Idéale.

Bien sûr, toutes les petites filles ne sont pas jolies. Mais même les laides petites filles font plaisir à voir.

Et quand une petite fille est jolie, et quand une petite fille est belle, le plus grand poète d'Italie lui consacre toute son œuvre, un immense logicien anglais perd la raison pour elle, un écrivain russe fuit son pays pour donner son nom à un roman dangereux, etc. Car les petites filles rendent fou.

Jusqu'à l'âge de quatorze ans, j'aimais bien les femmes, j'aimais bien les ridicules, mais je pensais qu'être amoureux d'autre chose que d'une petite fille n'avait aucun sens.

Aussi, quand je vis Elena accorder de l'attention à un ridicule, je fus scandalisée.

Je trouvais admissible qu'elle ne m'aimât pas.

Mais qu'elle me préférât un ridicule dépassait les limites de l'absurdité.

Etait-elle donc aveugle?

Elle avait pourtant un frère: elle ne pouvait ignorer l'infirmité des garçons. Et elle ne pouvait pas tomber amoureuse d'un infirme.

Aimer un infirme ne pouvait être qu'un acte de pitié. Et la pitié était étrangère à Elena.

Je ne comprenais pas.

L'aimait-elle vraiment? Impossible à savoir. Mais pour lui, elle daignait ne pas marcher d'un air absent, elle daignait s'arrêter pour l'écouter. Jamais je ne l'avais vue témoigner tant d'égards envers quelqu'un.

Le phénomène se répéta à de nombreuses récréations. C'était intolérable.

Qui diable était ce petit ridicule? Je ne le connaissais pas.

J'enquêtai. Il s'agissait d'un Français de six ans qui habitait Wai Jiao Ta Lu – c'était déjà ça: s'il avait habité le même ghetto que nous, c'eût été le comble. Mais il fréquentait Elena à l'école, soit six heures par jour. C'était infernal.

Il s'appelait Fabrice. Je n'avais jamais entendu ce prénom et je décrétai d'emblée qu'il n'y avait pas plus ridicule. Par un surcroît de ridicule, il avait de longs cheveux. C'était un ridicule extrêmement ridicule.

Hélas, je semblais être la seule à le penser. Fabrice paraissait le meneur de la classe des petits.

Ma bien-aimée avait choisi le pouvoir: j'avais honte pour elle.

Par un mécanisme étrange, je ne l'en aimais que plus fort.

Je ne comprenais vraiment pas pourquoi mon père avait l'air si tourmenté. Au Japon, il était jovial. A Pékin, c'était un autre homme.

Par exemple, depuis son arrivée, il multipliait les démarches pour que fût révélée la composition du gouvernement chinois.

Je me demandais si cette obsession était bien sérieuse.

A ses yeux en tout cas, elle l'était. Pas de chance: à chaque fois qu'il posait cette question, les autorités chinoises répondaient que c'était un secret. Il s'insurgeait le plus poliment possible:

– Mais dans aucun pays au monde on ne cache la composition du gouvernement!

Argument qui ne semblait pas émouvoir les autorités chinoises.

Ainsi, les diplomates postés à Pékin en étaient réduits à s'adresser à des ministres fictifs et innommés: exercice intéressant qui nécessitait un grand sens de l'abstraction et une admirable audace spéculative. On connaît la prière de Stendhaclass="underline"

– Mon Dieu, si vous existez, ayez pitié de mon âme, si j'en ai une.

Entrer en communication avec le gouvernement chinois, c'était la même chose.

Mais le système en place était plus subtil que la théologie, en ceci qu'il ne cessait de dérouter par son incohérence; ainsi, nombre de communiqués officiels contenaient ce genre de phrase: «La nouvelle usine textile de la commune populaire de… vient d'être inaugurée par le camarade ministre de l'Industrie, Machin…»

Et tous les diplomates de Pékin se ruaient sur leurs équations gouvernementales à vingt inconnues et indiquaient: «Le 11 septembre 1974, le ministre de l'Industrie est Machin…»

Le puzzle politique pouvait se compléter peu à peu, mois après mois, mais toujours avec une immense marge d'incertitude, car la composition du gouvernement était l'instabilité même. Et deux mois plus tard, sans que l'on ait été averti de quoi que ce fût, on tombait sur un communiqué officiel disant: «Suite aux déclarations du camarade ministre de l'Industrie, Truc…»

Et tout était à recommencer.

Les plus mystiques se consolaient avec des considérations qui les faisaient rêver:

– A Pékin, nous aurons compris la nature de ce que les Anciens appelaient deus absconditus.

Les autres allaient jouer au bridge.

Je ne me souciais pas de ces choses-là.

Il y avait plus grave.

Il y avait ce Fabrice, dont le prestige augmentait à vue d'œil, et auquel Elena paraissait de moins en moins insensible.

Je ne me posais pas la question de savoir ce que ce garçon avait de plus que moi. Je savais ce qu'il avait de plus que moi.

Et c'était ce qui me laissait perplexe: se pouvait-il qu'Elena ne jugeât pas cet objet ridicule? Se pouvait-il qu'elle lui trouvât du charme? Tout inclinait à le croire.

A l'âge de quatorze ans, j'allais changer d'opinion sur ce point, à mon grand étonnement.

Mais à sept ans, cette inclination me semblait inconcevable.

J'en conclus avec effroi que ma bien-aimée avait perdu la raison.

Je tentai le tout pour le tout. Prenant à part la petite Italienne, je lui glissai à l'oreille de quelle infirmité souffrait Fabrice.

Elle me regarda avec une hilarité contenue – et il était clair que c'était moi, et non l'objet en question, qui la lui inspirais.

Je compris qu'Elena était irrécupérable.

Je passai la nuit à pleurer, non parce que je ne possédais pas cet engin, mais parce que ma bien-aimée avait mauvais goût.

A l'école, un professeur téméraire conçut le projet de nous faire faire autre chose que des petits avions en papier.

Il réunit les trois petites classes et je me retrouvai donc avec Elena et sa cour.

– Les enfants, j'ai une idée: nous allons tous ensemble écrire une histoire.

D'emblée, cette proposition suscita ma plus grande méfiance. Mais je fus la seule à réagir de la sorte: les autres exultaient.

– Que ceux qui savent écrire écrivent chacun une histoire. Après, nous choisirons ensemble la plus belle et nous en ferons un grand livre avec des dessins.

«Grotesque», pensai-je.

Ce projet devait donner envie aux innombrables analphabètes des petites classes d'apprendre à écrire. Tant qu'à perdre son temps, autant choisir une histoire qui me plût.

Je me plongeai dans un récit torride.

Une très belle princesse russe (pourquoi russe? je me le demande encore) était enterrée toute nue dans une montagne de neige. Elle avait de très longs cheveux noirs et des yeux profonds, qui allaient bien avec son genre de souffrance. Car le froid lui faisait endurer des douleurs abominables. Seule sa tête dépassait de la neige et elle voyait qu'il n'y avait personne pour la sauver. Longue description de ses pleurs et de ses tourments. Je jubilais. Alors arrivait une autre princesse, dea ex machina, qui la tirait de là et entreprenait de réchauffer le corps congelé. Je défaillais de volupté à raconter comment elle s'y prenait.