Je rendis ma copie avec un visage hagard. Pour des raisons mystérieuses, elle sombra dans un oubli immédiat. L'instituteur ne la mentionna même pas.
Il raconta pourtant toutes les autres, dans lesquelles il était question de petits cochons, de dalmatiens, de nez qui s'allongeait quand on mentait – bref, des scénarios qui avaient un air de déjà-vu.
A ma grande honte, j'avoue avoir oublié le récit d'Elena.
Mais je n'ai pas oublié quel élève l'a emporté, et par quelle démagogie il y parvint.
En comparaison, une campagne électorale roumaine figurerait un modèle d'honnêteté.
Fabrice – car c'était lui, évidemment – avait commis une affaire de bienfaisance. Ça se passait en Afrique. Un petit Noir voyait sa famille mourir de faim et partait à la recherche de nourriture. Il allait à la ville et devenait très riche. Dix ans plus tard il retournait au village, comblait les siens de vivres et de cadeaux et créait un hôpital.
Voici comment le professeur avait présenté ce récit édifiant:
– J'ai gardé pour la fin l'histoire de notre ami Fabrice. Je ne sais pas ce que vous en penserez, mais moi, c'est celle que je préfère.
Et il avait lu la copie, qui fut saluée par des manifestations d'enthousiasme du dernier kitsch.
– Eh bien je crois que nous sommes d'accord, les enfants.
Je ne saurais dire à quel point cette manœuvre m'écœura.
D'abord, j'avais trouvé la saga de Fabrice niaise et bêtasse.
«Mais c'est humanitaire!» m'étais-je exclamée à part moi en l'entendant lire, avec autant de consternation qu'on eût pu dire: «Mais c'est de la propagande!»
Ensuite, le soutien spontané de cet adulte m'apparut d'emblée comme une garantie de médiocrité.
Impression que confirma l'odieuse manipulation idéologique qui s'ensuivit.
Le reste était à l'avenant: vote par acclamation et non par scrutin, triomphe de l'à-peu-près dans les estimations, etc.
Enfin, le clou: le visage du vainqueur qui vint sur l'estrade saluer les électeurs et exposer son projet avec plus de détails.
Son sourire calme et content! Sa voix crétine pour expliciter sa jolie histoire de courageux affamés!
Et surtout les cris de joie unanimes de cette bande de petits imbéciles!
La seule à ne pas piailler fut Elena, mais l'air de fierté avec lequel elle regardait le héros du jour ne valait guère mieux.
En vérité, que mon récit eût été escamoté m'effleurait à peine. Je n'avais d'ambitions que guerrières et amoureuses. Ecrire, je trouvais que c'était bon pour les autres.
En revanche, que l'infâme bonasserie de ce petit ridicule récoltât un tel engouement me donna envie de vomir.
Qu'une énorme part de jalousie et de mauvaise foi se mêlât à mon indignation ne contredit pas le fond de l'affaire: j’étais dégoûtée que l'on portât aux nues une histoire où les bons sentiments tenaient lieu d'imagination.
De ce jour, je décrétai que la littérature était un monde pourri.
La machination se mit en place.
Nous étions censés être quarante enfants – trois classes – à travailler à ce projet.
Je tiens à garantir que les historiographes furent trente-neuf au maximum. Car j'eusse préféré crever que contribuer, si peu que ce fût, à cette entreprise d'édification populaire.
Si l'on exclut aussi les petits Péruviens ou autres Sélénites qui avaient atterri parmi nous et qui ne pigeaient pas un mot de français, on en arrive à trente-quatre.
Desquels il faut déduire les éternels suivistes muets que charrient tous les systèmes, et dont le silence abruti tint lieu de participation. Restent alors vingt historiographes.
Dont Elena qui ne parlait jamais, pour respecter son image de sphinge. Dix-neuf.
Dont neuf filles amoureuses de Fabrice, et qui n'ouvraient la bouche que pour approuver bruyamment les suggestions de leur idole à longs cheveux. Ce qui limite l'effectif à dix.
Dont quatre garçons qui avaient Fabrice pour modèle, et dont l'action se borna à béer d'extase quand il parlait. Six.
Dont un Roumain qui, très officiel, répétait à tue-tête combien l'affaire lui plaisait et combien il aimerait y participer. Ce qui fut sa seule participation. Cinq.
Dont deux rivaux de Fabrice, qui s'efforçaient timidement de contredire ses idées, et dont les moindres interventions étaient aussitôt noyées sous les huées. Trois.
Dont un cas étrange, qui ne s'exprimait jamais qu'en play-back. Deux.
Dont un garçon qui se plaignait, peut-être avec sincérité, de n'avoir pas un atome d'imagination.
Et voici comment mon rival écrivit tout seul notre œuvre collective.
(Ce qui est d'ailleurs le cas de la majorité des œuvres collectives.)
Et voici comment ceux qui étaient censés apprendre à lire ou à écrire par la grâce de cette stimulation n'apprirent rien.
La machination prit trois mois.
En cours de processus, le professeur s'aperçut de certains vices de fonctionnement de cette entreprise de moins en moins collective.
Il n'eut cependant pas à regretter son idée, car nous ne tuâmes personne en trois mois, ce qui constituait déjà un beau succès.
Un jour, il eut néanmoins un accès de colère en constatant que le caravansérail des muets s'hypertrophiait à vue d'oeil. Et il ordonna que tous ceux qui ne participaient pas à l'écriture se missent à illustrer cette belle histoire.
Une commission fut ainsi constituée, englobant une vingtaine d'enfants qui étaient censés dessiner la geste admirable du héros.
Pour des motifs obscurs, mais qui, somme toute, cadraient bien avec le climat joyeusement nourricier de cette fable humanitaire, le professeur décréta que nous exécuterions nos chefs-d'œuvre picturaux à l'aide de bâtonnets de pomme de terre crue trempés dans de l'encre de Chine.
Suggestion qui se voulait sans doute avant-gardiste et qui était surtout grotesque, d'autant qu'à Pékin le prix des patates excédait de loin celui des pinceaux.
On divisa les commissionnaires en artistes peintres et en peleurs-découpeurs de pommes de terre. J'assurai que je n'avais aucun talent et je me joignis aux éplucheurs, où j'inaugurai, en une rage secrète, de multiples techniques de sabotage de patates. Tout m'était bon pour rater les bâtonnets, taillant trop fin ou de travers, allant jusqu'à manger les tubercules crus pour les faire disparaître, procédé héroïque s'il en fût.
Je n'ai jamais mis les pieds dans un ministère de la Culture mais quand j'essaie de m'en faire une idée, je vois la classe de la Cité des Ventilateurs, avec dix éplucheurs de pommes de terre, dix peintres improvisant des taches sur du papier, dix-neuf intellectuels sans utilité perceptible et un pontife écrivant tout seul une grande et noble histoire collective.
Si la Chine est presque absente de ces pages, ce n'est pas parce qu'elle ne m'intéressait pas: il n'est pas nécessaire d'être adulte pour attraper ce virus qui mériterait, selon les cas, le nom de sinomanie, de sinolalie, de sinopathie, de sinolâtrie ou même de sinophagie – appellations à moduler en fonction des usages que les sujets font du pays élu. On commence à peine à comprendre que s'intéresser à la Chine, c'est s'intéresser à soi. Pour des raisons très étranges, qui tiennent sans doute à son immensité, à son ancienneté, à son degré inégalé de civilisation, à son orgueil, à son raffinement monstrueux, à sa cruauté légendaire, à sa crasse, à ses paradoxes plus insondables qu'ailleurs, à son silence, à sa beauté mythique, à la liberté d'interprétation que son mystère autorise, à sa complétude, à sa réputation d'intelligence, à sa sourde hégémonie, à sa permanence, à la passion qu'elle suscite, enfin et surtout à sa méconnaissance – pour ces raisons peu avouables donc, la tendance intime de l'individu est de s'identifier à la Chine, pire, de voir en la Chine l'émanation géographique de soi-même.