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– Alors tu ferais n'importe quoi pour moi? reprit-elle d'un ton amusé.

– Oui! dis-je, espérant qu'elle m'ordonnerait le pire.

– Eh bien, je veux que tu fasses vingt fois le tour

de la cour en courant, sans t'arrêter.

A l'énoncé, l'épreuve me parut dérisoire. Je partis à l'instant. Je courais comme un bolide, folle de joie. Mon enthousiasme décrut dès le dixième tour. Il chuta davantage quand je constatai qu'Elena ne me regardait pas, et pour cause: un ridicule était venu lui parler.

Je remplis néanmoins mon contrat, trop loyale (trop sotte) pour mentir, puis je vins au-devant de la belle et du tiers.

– Voilà, dis-je.

– Quoi? daigna-t-elle demander.

– J'ai fait vingt fois le tour de la cour.

– Ah. J'avais oublié. Recommence, je ne t'ai pas vue.

Je repartis à l'instant. Je vis qu'elle ne me regardait pas davantage. Mais rien n'eût pu m'arrêter. Je découvrais que j'étais heureuse de courir: ma passion trouvait dans la vitesse des foulées une noble manière de s'exprimer et à défaut de récolter ce que j'espérais, j'éprouvais de grands élans de ferveur.

– Revoilà.

– Bien, dit-elle sans avoir l'air de me remarquer.

Encore vingt tours.

Ni elle ni le ridicule ne semblaient même me voir.

Je courais. Je me répétais avec un début d'extase que je courais par amour. Simultanément, je sentais l'asthme s'emparer de moi. Pire: je me rappelais avoir dit à Elena que j'étais asthmatique. Elle ne savait pas ce que c'était et je le lui avais expliqué; elle m'avait écoutée avec intérêt, pour une fois.

Elle m'avait donc donné cet ordre en pleine connaissance de cause.

Au terme des soixante tours, je revins à ma bien-aimée.

– Recommence.

– Tu te souviens de ce que je t'avais dit? demandai-je timidement.

– Quoi donc?

– L'asthme.

– Crois-tu que je te demanderais de courir si je ne m'en souvenais pas? répondit-elle avec une indifférence absolue.

Subjuguée, je repartis.

Etat second. Je courais. Une voix soliloquait dans ma tête: «Tu veux que je me sabote pour toi? C'est merveilleux. C'est digne de toi et digne de moi. Tu verras jusqu'où j'irai.»

Saboter était un verbe qui trouvait du répondant en moi. Je n'avais aucune notion d'étymologie mais dans «saboter», j'entendais sabot, et les sabots, c'étaient les pieds de mon cheval, c'étaient donc mes pieds véritables. Elena voulait que je me sabote pour elle: c'était vouloir que j'écrase mon être sous ce galop. Et je courais en pensant que le sol était mon corps et que je le piétinais pour obéir à la belle et que je le piétinerais jusqu'à son agonie. Je souriais à cette perspective magnifique et j'accélérais mon sabotage en passant à la vitesse supérieure.

Ma résistance m'étonnait. Le vélo intensif – l'équitation – m'avait donné un sacré souffle en dépit de l'asthme. Il n'empêchait que je sentais la crise monter. L'air arrivait de moins en moins, la douleur devenait inhumaine.

La petite Italienne n'avait pas un regard pour ma course, mais rien, rien en ce monde n'eût pu m'arrêter.

Elle avait pensé à cette épreuve parce qu'elle me savait asthmatique; elle ignorait à quel point son choix était judicieux. L'asthme? Détail, simple défaut technique de ma carcasse. En vérité, ce qui comptait, c'était qu'elle me demandait de courir. Et la vitesse, c'était la vertu que j'honorais, c'était le blason de mon cheval – la pure vitesse, dont le but n'est pas de gagner du temps, mais d'échapper au temps et à toutes les glus que charrie la durée, au bourbier des pensées sans liesse, des corps tristes, des vies obèses et des ruminations poussives.

Toi, Elena, tu étais la belle, la lente – peut-être parce que toi seule pouvais te le permettre. Toi qui marchais toujours au ralenti, comme pour nous laisser t'admirer plus longtemps, tu m'avais, sans doute à ton insu, ordonné d'être moi, c'est-à-dire de n'être rien d'autre que ma vitesse, hébétée, bolide ivre de sa course.

Au quatre-vingt-huitième tour, la lumière se mit à décliner. Les visages des enfants noircirent. Le dernier des ventilateurs géants cessa de fonctionner. Mes poumons explosèrent de souffrance.

Syncope.

Quand je repris connaissance, j'étais au lit, chez moi. Ma mère me demanda ce qui était arrivé.

– Les enfants ont dit que tu n'arrêtais pas de courir.

– Je m'exerçais.

– Jure-moi que tu ne le feras plus.

– Je ne peux pas.

– Pourquoi?

Je finis par tout avouer, par faiblesse. Je voulais qu'au moins une personne fût au courant de mon héroïsme. J'acceptais de mourir d'amour, mais il fallait que cela se sût.

Ma mère se lança alors dans une explication des lois de l'univers. Elle dit qu'il y avait sur terre des personnes très méchantes et, en effet, très séduisantes. Elle assurait que, si je voulais me faire aimer de l'une d'entre elles, il y avait une seule solution: il fallait que je devienne très méchante avec elle, moi aussi.

– Tu dois être avec elle comme elle est avec toi.

– Mais c'est impossible. Elle ne m'aime pas.

– Sois comme elle et elle t'aimera.

La sentence était sans appel. Je la trouvais absurde: moi, j'aimais qu'Elena n'ait pas mes manières. A quoi pouvait rimer un amour conçu comme un miroir? Je résolus néanmoins d'essayer la technique de nia mère, ne fût-ce qu'à titre expérimental. Je partais du principe qu'une personne qui m'avait appris à lacer mes souliers ne pouvait pas dire n'importe quoi.

Les circonstances favorisèrent cette politique nouvelle.

Au cours d'une bataille, les Alliés avaient capturé le chef de l'armée allemande, un certain Werner, que nous n'avions jamais pu saisir jusqu'alors et qui, à nos yeux, incarnait le Mal.

Nous exultions. Il allait voir ce qu'il allait voir. Il aurait droit au grand jeu.

C'est-à-dire à tout.

Le général fut ligoté comme un saucisson et bâillonné à l'ouate mouillée. (Mouillée d'arme secrète, s'entend.)

Après deux heures d'orgie intellectuelle menaçante à souhait, Werner fut d'abord transporté au sommet de l'escalier de secours et suspendu dans le vide pendant un quart d'heure, au bout d'une ficelle pas très solide. A sa manière de se tortiller, on comprenait qu'il souffrait d'un vertige affreux.

Quand on le hissa jusqu'à la plate-forme, il était tout bleu.

Il fut ensuite redescendu à terre et torturé plus classiquement. On l'immergea à fond dans l'arme secrète pendant une minute, après quoi on le livra aux talents de cinq vomisseurs gavés à souhait.

C'était bien, niais notre agressivité restait sur sa faim. Nous ne savions plus quoi faire.

Je me dis que le moment était arrivé.

– Attendez, murmurai-je d'une voix si solennelle qu'elle imposa le silence.

Les enfants me regardèrent avec une certaine bienveillance parce que j'étais le bébé de l'armée. Mais ce que je fis m'éleva au rang de monstre guerrier.

Je m'approchai de la tête du général allemand.

J'annonçai, comme un musicien préciserait «allegro ma non troppo» avant un morceau:

– Debout, sans les mains.

Ma voix avait été aussi sobre que celle d'Elena. Et je m'exécutai comme promis, juste entre les deux yeux de Werner, qui s'écarquillèrent d'humiliation.

Une rumeur transie parcourut l'assemblée. On n'avait jamais vu ça.

Je m'en allai à pas lents. Mon visage n'affichait rien. Je délirais d'orgueil.

Je me sentais frappée par la gloire comme d'autres par la foudre. Les moindres de mes gestes me paraissaient augustes. J'avais l'impression de vivre une marche triomphale. Je toisais le ciel de Pékin avec superbe. Mon cheval serait content de moi.

C'était la nuit. L'Allemand fut laissé pour mort. Les Alliés l'avaient oublié à cause de mon prodige.

Le lendemain matin, ses parents le retrouvèrent. Ses vêtements et ses cheveux détrempés d'arme secrète avaient gelé, ainsi que les flots de vomi.