Très bien. Ceci va me permettre de commencer à l'instant mon analyse de la situation. Je me promène dans l'aéroport d'un air inquisiteur. On ne m'avait pas trompée: ce pays est très différent. Je ne saurais dire au juste en quoi consiste cette différence. C'est laid, certes, mais d'une sorte de laideur que je n'ai jamais vue. Il doit y avoir un mot pour qualifier cette laideur-là: je ne le connais pas encore.
Je me demande ce que peut être le communisme. J'ai cinq ans et trop le sens de ma dignité pour demander aux adultes ce que cela veut dire. Après tout, je n'ai pas eu besoin de leur concours pour apprendre à parler. Si j'avais dû leur demander à chaque fois la signification des mots, j'en serais encore aux balbutiements du langage. J'ai compris toute seule que chien voulait dire chien, que méchant voulait dire méchant: je ne vois pas pourquoi l'on devrait m'aider pour comprendre un mot de plus.
D'autant que ce ne doit pas être difficile: il y a quelque chose de très spécifique ici. Je me demande à quoi ça tient: il y a les gens qui sont tous habillés pareil, il y a la lumière qui est comme celle de l'hôpital de Kobé, il y a…
Ne nous emballons pas. Le communisme est ici, c'est certain, mais ne lui donnons pas un sens à la légère. C'est sérieux, puisque c'est un mot.
Quelle est donc la chose la plus étrange qu'il y ait ici?
Brusquement, cette question m'épuise. Je me couche par terre sur une grande dalle de l'aéroport et je m'endors à la seconde.
Je me réveille. Je ne sais combien d'heures j'ai dormi. Mes parents attendent toujours les bagages, l'air un peu accablé. Mon frère et ma sœur dorment par terre.
J'ai oublié le communisme. J'ai soif. Mon père me donne un billet pour acheter à boire.
Je me promène. Pas moyen d'acheter des boissons colorées et gazeuses comme au Japon. On ne vend que du thé. «La Chine est un pays où on boit du thé», me dis-je. Bien. Je m'approche du petit vieux qui sert ce breuvage. Il me tend un bol de thé brûlant.
Je m'assieds par terre avec ce bol énorme. Le thé est fort et fabuleux. Je n'en ai jamais bu de pareil. Il me soûle le cerveau en quelques secondes. Je connais le premier délire de ma vie. Ça me plaît beaucoup. Je vais faire de grandes choses dans ce pays. Je gambade à travers l'aéroport en tournant comme une toupie.
Et brusquement, je tombe nez à nez avec le communisme.
Il fait nuit noire quand les bagages arrivent enfin.
Une voiture nous emmène à travers un monde infiniment bizarre. Il est près de minuit, les rues sont larges et désertes.
Mes parents ont toujours l'air accablé, mes deux aînés regardent les choses avec étonnement.
La théine est en train de provoquer des feux d'artifice dans mon crâne. Sans en rien laisser paraître, je suis folle d'excitation. Tout me semble grandiose, à commencer par moi. Les idées jouent à la marelle à l'intérieur de ma tête.
Je ne me rends pas compte que cette extase n'est pas appropriée à la situation. Je suis en décalage par rapport à la Chine de la Bande des Quatre. Ce décalage va durer trois ans.
La voiture arrive au ghetto de San Li Tun. Le ghetto est entouré de murs élevés, les murs sont entourés de soldats chinois. Les bâtiments ressemblent à des prisons. Un appartement du quatrième étage nous est attribué. Il n'y a pas d'ascenseur et les huit volées d'escalier ruissellent d'urine.
Nous montons les bagages. Ma mère pleure. Je comprends qu'il ne serait pas de bon ton de montrer ma crise d'euphorie. Je la garde pour moi.
Par la fenêtre de ma nouvelle chambre, la Chine est laide à rire. J'ai pour le ciel un regard de condescendance. Je joue au trampoline sur le lit.
«Le monde est tout ce qui a lieu», écrit Wittgenstein.
D'après le journal chinois, avaient lieu à Pékin toutes sortes de choses édifiantes.
Aucune n'était vérifiable.
Chaque semaine, les valises diplomatiques apportaient aux ambassades les journaux nationaux: les passages consacrés à la Chine donnaient l'impression de concerner une autre planète.
Une circulaire à tirage restreint était distribuée aux membres du gouvernement chinois et, par un aberrant souci de transparence, aux diplomates étrangers: elle émanait du même organe de presse que Le Quotidien du Peuple et contenait des nouvelles qui n'avaient strictement rien à voir. Ces dernières étaient assez peu triomphalistes pour être vraies, sans que l'on pût conclure à leur exactitude: sous la Bande des Quatre, les fabricants de versions diverses s'y perdaient eux-mêmes.
Pour la communauté étrangère, il était difficile de s'y retrouver. Et bien des diplomates disaient qu'en fin de compte ils n'avaient aucune idée de ce qui se passait en Chine.
Aussi les rapports qu'ils devaient écrire à leur ministère furent-ils les plus beaux et les plus littéraires de leur carrière. De nombreuses vocations d'écrivain naquirent à Pékin sans qu'il faille y chercher d'autre explication.
Si Baudelaire avait pu savoir que «n'importe où hors du monde» trouverait une illustration en cette accumulation chinoise de vrai, de faux et de ni vrai ni faux, il ne l'eût pas désiré avec tant d'ardeur.
A Pékin, en 1974, je ne lisais ni Wittgenstein, ni Baudelaire, ni le Renmin Ribao.
Je lisais peu: j'avais beaucoup trop à faire. La lecture, c'était bon pour ces désœuvrés qu'étaient les adultes. Il fallait bien qu'ils s'occupent.
Moi, j'avais des fonctions importantes.
J'avais un cheval qui prenait les trois quarts de mon temps.
J'avais des foules à éblouir.
J'avais une image de marque à préserver.
J'avais une légende à construire.
Et puis, surtout, il y avait la guerre: la guerre épique et terrible du ghetto de San Li Tun.
Prenez une ribambelle d'enfants de toutes les nationalités: enfermez-les ensemble dans un espace exigu et bétonné. Laissez-les libres et sans surveillance.
Ceux qui supposent que ces gosses se donneront la main avec amitié sont de grands naïfs.
Notre arrivée coïncida avec une conférence au sommet où il fut décrété que la fin de la Deuxième Guerre mondiale avait été bâclée.
Tout était à refaire, étant entendu que rien n'avait changé: les méchants n'avaient jamais cessé d'être les Allemands.
Et les Allemands n'étaient pas ce qui manquait à San Li Tun.
En outre, la dernière guerre mondiale avait manqué d'envergure; cette fois-ci, l'armée des Alliés compterait toutes les nationalités possibles, y compris des Chiliens et des Camerounais.
Mais ni Américains ni Anglais.
Racisme? Non, géographie.
La guerre était circonscrite au ghetto de San Li Tun.
Or, les Anglais résidaient à l'ancien ghetto qui s'appelait Wai Jiao Ta Lu. Et les Américains vivaient tous ensemble dans leur compound particulier, autour de leur ambassadeur, un certain George Bush.
L'absence de ces deux nations ne nous dérangea pas le moins du monde. On pouvait se passer des Américains et des Anglais. En revanche, on ne pouvait pas se passer des Allemands.
La guerre commença en 1972. C 'est cette année-là que j'ai compris une vérité immense: sur terre, personne n'est indispensable, sauf l'ennemi.
Sans ennemi, l'être humain est une pauvre chose. Sa vie est une épreuve, un accablement de néant et d'ennui.
L'ennemi, c'est le Messie.
Sa simple existence surfit à dynamiser l'être humain.
Grâce à l'ennemi, ce sinistre accident qu'est la vie devient une épopée.
Ainsi, le Christ avait raison de dire: «Aimez vos ennemis.»
Mais il en tirait des corollaires aberrants: il fallait se réconcilier avec son ennemi, tendre la joue gauche, etc.
C'est malin! Si l'on se réconcilie avec son ennemi, il cesse d'être son ennemi.
Et s'il n'y a plus d'ennemi, il faut s'en trouver un autre: tout est à recommencer.
Comme quoi ça n'avance à rien.
Donc, il faut aimer son ennemi et ne pas le lui dire. Il ne faut en aucun cas envisager une réconciliation.
L'armistice est un luxe que l'être humain ne peut pas se permettre.
La preuve, c'est que les périodes de paix aboutissent toujours à de nouvelles guerres.
Tandis que les guerres se soldent généralement par des périodes de paix.
Comme quoi la paix est nuisible à l'homme, alors que la guerre lui est bénéfique.
Il faut donc accepter les quelques nuisances de la guerre avec philosophie.
Aucun quotidien, aucune agence de presse, aucune historiographie n'a jamais mentionné la guerre mondiale du ghetto de San Li Tun, qui dura de 1972 à 1975.
C'est ainsi que, dès mon plus jeune âge, j'ai su à quoi m'en tenir quant à la censure et à la désinformation.
Car enfin, peut-on trouver dérisoire un conflit de trois années, auquel prirent part des dizaines de nations, et au cours duquel des atrocités aussi épouvantables furent perpétrées?
Prétexte à ce silence des médias: la moyenne d'âge des combattants avoisinait les dix ans. Les enfants seraient-ils donc étrangers à l'Histoire?