Les reprises du mythe ont fait écho à cette futilité outrancière d'Hélène, qui devenait la caricature de la ravissante égoïste, trouvant normal et même charmant que l'on s'entre-tue en son nom.
Mais moi, quand je faisais la guerre, j'ai rencontré la belle Hélène, et je suis tombée amoureuse d'elle, et à cause de cela j'ai une autre vision de L'Iliade.
Parce que j'ai vu comment était la belle Hélène, comment elle réagissait. Et cela m'incline à croire que sa lointaine ascendante homonyme était comme elle.
Ainsi, je pense que la belle Hélène se foutait de la guerre de Troie à un point difficile à concevoir. Je ne pense pas qu'elle en tirait vanité: c'eût été faire trop d'honneur aux armées humaines.
Je pense qu'elle restait infiniment au-dessus de cette histoire et qu'elle se regardait dans les miroirs.
Je pense qu'elle avait besoin d'être regardée – et peu lui importait que ce fussent des regards de guerriers ou des regards de pacificateurs: des regards, elle attendait qu'ils lui parlent d'elle, et d'elle seule, pas de ceux qui les lui adressaient.
Je pense qu'elle avait besoin d'être aimée. D'aimer, non: ce n'était pas dans ses cordes. A chacun sa spécialité.
Aimer Paris? Cela m'étonnerait. Mais aimer que Paris l'aime, et n'avoir cure de ce que Paris pouvait faire d'autre.
Alors qu'est-ce que la guerre de Troie? Une barbarie monstrueuse, sanguinaire, déshonorante et injuste, commise au nom d'une belle qui s'en foutait autant que possible.
Et toutes les guerres sont la guerre de Troie, et toutes les nobles causes pour les beaux yeux desquelles on les livre s'en foutent.
Car la seule sincérité de la guerre est celle qu'on ne dit pas: si on fait la guerre, c'est parce qu'on l'aime et parce que c'est un bon passe-temps. Et on trouvera toujours une noble cause aux beaux yeux.
Aussi la belle Hélène avait-elle raison de ne pas se sentir concernée et de se regarder dans les miroirs.
Et elle me plaît beaucoup, cette Hélène-là, que j'ai aimée, en 1974, à Pékin.
Tant de gens se croient avides de guerre alors qu'ils rêvent de duel. Et L'Iliade donne parfois l'illusion d'être la juxtaposition de plusieurs rivalités d'élection: chaque héros trouve dans le camp adverse son ennemi désigné, mythique, celui qui l'obsédera jusqu'à ce qu'il l'ait anéanti, et inversement. Mais ça, ce n'est pas la guerre: c'est de l'amour, avec tout l'orgueil et l'individualisme que cela suppose. Qui ne rêve pas d'une belle rixe contre un ennemi de toujours, un ennemi qui serait sien? Et que ne ferait-on pas pour avoir affaire à un adversaire digne de soi?
Ainsi, de toutes les luttes auxquelles j'ai pris part à San Li Tun, celle qui m'a le mieux préparée à lire L'Iliade fut mon amour pour Elena. Car parmi tant d'assauts confus et de mêlées, ce fut mon seul combat singulier, ce fut la joute qui répondit enfin à mes aspirations les plus hautes.
Ce ne fut pas le corps à corps espéré, mais ce fut pour ainsi dire un esprit à esprit, et non des moindres. Grâce à Elena, je l'aurai eu, mon duel.
Et je n'ai pas besoin de préciser que l'adversaire était à la hauteur.
Paris, ce n'était pas moi.
Mais Elena me regardait à présent de telle manière que je finissais par ne plus être si sûre de mon identité.
Je savais que je craquerais un jour ou l'autre.
Ce jour arriva.
C'était au printemps, forcément, et les fleurs du ghetto avaient beau être laides, elles n'en faisaient pas moins leur boulot de fleurs, comme d'honnêtes travailleuses dans une commune populaire.
Il y avait de la priapée dans l'air. Les ventilateurs géants la propageaient partout.
Y compris à l'école.
C'était un vendredi. Je n'avais plus mis les pieds en classe depuis une semaine à cause d'une bronchite que j'avais espéré prolonger d'un jour pour faire le pont, en vain. Je m'étais évertuée à expliquer à ma mère que perdre une semaine entière d'enseignement pékinois ne représenterait pas un manque à gagner intellectuel, que je m'instruisais cent fois plus en lisant la première traduction des contes des Mille et Une Nuits dans mon lit et que je me sentais encore un peu faible; elle ne voulait rien comprendre et me resservait un argument irritant:
– Si tu es malade vendredi, je te garde au lit samedi et dimanche pour ta convalescence.
Il fallut donc obtempérer et retourner à l'école en ce vendredi dont je ne savais pas encore qu'il s'agissait du jour attribué à Vénus par les uns, à la crucifixion par les autres et au feu par d'autres encore, ce qui, a posteriori, ne me paraît pas incohérent. Les vendredis de ma vie ont d'ailleurs poussé la rigueur étymologique jusqu'à conjuguer ces trois sens à de multiples reprises.
Une longue absence a toujours pour effet d'anoblir et d'exclure. Le prestige de la maladie m'isolait un peu et je pus mieux me concentrer sur la fabrication des modèles les plus sophistiqués de petits avions en papier.
Récréation. Le mot est clair: il s'agit de se créer à nouveau. L'expérience me prouverait plutôt le contraire: la majorité des récréations auxquelles j'ai pris part ont viré à l'entreprise de démolition – et pas forcément à la démolition d'autrui.
Mais pour moi les récréations étaient saintes car elles me permettaient de voir Elena.
Je venais de passer sept jours sans même l'apercevoir. Sept jours, c'est plus de temps qu'il n'en faut pour créer l'univers: c'est l'éternité.
L'éternité sans ma bien-aimée avait été une épreuve. Certes, mes relations avec elle se limitaient, depuis la consigne, à des regards dérobés, mais ces visions furtives étaient l'essentiel de ma vie: voir le visage de ce qu'on aime, surtout quand ce visage est beau, a de quoi combler un cœur peu nourri.
Le mien crevait de faim au point que, comme les chats trop affamés, il n'osait pas manger: je n'osais même pas chercher Elena des yeux. Je marchais dans la cour en regardant par terre.
A cause du dégel encore récent, le sol était un bourbier. Je posais les pieds avec précaution sur des îlots moins détrempés. Ça m'occupait.
Je vis arriver deux pieds menus, finement chaussés, qui marchaient à pas gracieux et insoucieux de la boue.
Elle me regardait avec un air!
Et elle était si belle, de cette beauté qui me bourrait la tête du leitmotiv idiot et déjà mentionné: «Il faut faire quelque chose.»
Elle me demanda:
– Tu es guérie, maintenant?
Un ange venu voir son frère à l'hôpital n'eût pas eu une voix différente. Guérie? Tu parles.
– Ça va.
– Tu m'as manqué. J'ai voulu te rendre visite mais ta mère a dit que tu étais trop malade.
Ayez des parents! J'essayai au moins de tirer parti de cette nouvelle suffocante:
– Oui, fis-je avec une gravité détachée. J'ai failli mourir.
– Vraiment?
– Ce n'est pas la première fois, répondis-je en haussant les épaules.
Avoir côtoyé la mort à plusieurs reprises constituerait d'admirables lettres de noblesse. J'avais des relations.
– Alors, tu vas pouvoir recommencer à jouer avec moi?
Elle me faisait des propositions!
– Mais je n'ai jamais joué avec toi.
– Et tu n'as pas envie?
– Je n'ai jamais eu envie.
Elle eut une voix triste:
– Ce n'est pas vrai. Avant, tu avais envie. Tu ne m'aimes plus.
Là, il fallait que je parte tout de suite, ou j'allais dire l'irréparable.
Je tournai les talons et cherchai un endroit où poser le pied. J'étais tellement tendue que je ne distinguais plus la terre des flaques.
J'essayais de réfléchir quand Elena prononça mon nom.
C'était la première fois.
Je ressentis un malaise extraordinaire. Je ne savais même pas si c'était agréable ou non. Mon corps se figea des pieds à la tête, statue sur un socle de boue.