La guerre était le plus noble des jeux. Le mot sonnait comme un coffre à trésor: on le forçait pour l'ouvrir et l'éclat des joyaux nous jaillissait au visage – doublons, perles et gemmes, mais surtout folle violence, risques somptueux, pillage, terreur incessante et, enfin, diamant des diamants, la licence, la liberté qui nous sifflait aux oreilles et nous faisait titans.
Belle affaire que de ne pouvoir sortir du ghetto! La liberté ne se calculait pas en mètres carrés disponibles. La liberté, c'était d'être enfin livrés à nous-mêmes. Les adultes ne peuvent pas faire plus beau cadeau aux enfants que de les oublier.
Oubliés des autorités chinoises et des autorités parentales, les enfants de San Li Tun étaient les seuls individus de toute la Chine populaire. Ils en avaient l'ivresse, l'héroïsme et la méchanceté sacrée.
Jouer à autre chose qu'à la guerre eût été déchoir.
C'est ce qu'Elena ne voulut jamais comprendre.
Elena ne voulait rien comprendre.
Dès le premier jour, elle se conduisit comme si elle avait déjà tout compris. Et elle était très convaincante. Elle possédait des opinions et ne cherchait jamais à les prouver. Elle parlait peu, avec une assurance hautaine et désinvolte.
– Je n'ai pas envie de jouer à la guerre. Ce n'est pas intéressant.
Je fus soulagée d'être la seule à avoir entendu un tel blasphème. J'étoufferais l'affaire. Il ne fallait surtout pas que les Alliés puissent penser du mal de ma bien-aimée.
– La guerre est magnifique, rectifiai-je.
Elle sembla ne pas entendre. Elle avait un don pour paraître ne pas écouter.
Elle avait toujours l'air de n'avoir besoin de rien ni de personne.
Elle vivait comme s'il lui suffisait infiniment d'être la plus belle et d'avoir de si longs cheveux.
Je n'avais jamais eu d'ami ou d'amie. Je n'y avais même pas songé. A quoi m'eussent-ils servi? J'étais enchantée de ma compagnie.
J'avais besoin de parents, d'ennemis et de compagnons d'armes. Dans une moindre mesure, j'avais besoin d'esclaves et de spectateurs – question de standing.
Ceux qui n'appartenaient pas à l'une de ces cinq catégories pouvaient aussi bien se passer d'exister. A fortiori les éventuels amis. Mes parents avaient des amis. C'étaient des gens qu'ils voyaient pour boire ensemble des alcools de toutes les couleurs. Comme s'ils ne pouvaient pas les boire sans eux!
A part ça, les amis servaient à parler et à écouter. On leur racontait des histoires dénuées de signification, ils riaient très fort et en racontaient d'autres. Et puis ils mangeaient.
Parfois, les amis dansaient. C'était un spectacle consternant.
Bref, les amis étaient une espèce de gens que l'on rencontrait pour se livrer en leur compagnie à des comportements absurdes, voire grotesques, ou alors pour s'adonner à des activités normales mais auxquelles ils n'étaient pas nécessaires. Avoir des amis était un signe de dégénérescence. Mon frère et ma sœur avaient des amis. De leur part, c'était excusable, puisque ces gens étaient aussi leurs compagnons d'armes. L'amitié naissait de la fraternité au combat. Il n'y avait pas à en rougir.
Moi, j'étais éclaireur. Je guerroyais seule. Avoir des amis, c'était bon pour les autres.
Quant à l'amour, il me concernait moins encore. C'était une bizarrerie liée à la géographie: les contes des Mille et Une Nuits en signalaient de fréquents accès dans les pays du Moyen-Orient. J'étais trop à l'est.
Contrairement à ce que l'on pourrait croire, mon attitude à l'égard d'autrui échappait à la vanité. Elle n'était que logique. L'univers aboutissait à moi: ce n'était pas ma faute, je ne l'avais pas décidé. C'était une donnée avec laquelle je devais composer. Pourquoi me serais-je embarrassée d'amis? Ils n'avaient pas de rôle à jouer dans mon existence. J'étais le centre du monde: ils ne pouvaient pas me mettre plus au centre.
La seule relation qui comptât était celle que l'on entretenait avec son cheval.
Ma rencontre avec Elena ne fut pas une passation de pouvoirs – je n'en avais aucun et ne m'en souciais pas – mais un déplacement intellectueclass="underline" désormais, le centre du monde se situait en dehors de moi. Et je faisais tout pour m'en rapprocher.
Je découvris qu'il ne suffisait pas d'être près d'elle. Il fallait aussi que je compte à ses yeux. Ce n'était pas le cas. Je ne l'intéressais pas. A vrai dire, rien ne semblait l'intéresser. Elle ne regardait rien et ne disait rien. Elle avait l'air contente d'être à l'intérieur d'elle-même. Pourtant, on sentait qu'elle se sentait regardée et que cela lui plaisait.
Il me faudrait du temps pour comprendre qu'une seule chose importait à Elena: être regardée.
Ainsi, sans le savoir, je la rendais heureuse: je la mangeais des yeux. Il m'était impossible de la lâcher du regard. Je n'avais jamais rien vu d'aussi beau. C'était la première fois de ma vie que la beauté de quelqu'un me frappait. J'avais déjà rencontré beaucoup de belles personnes mais elles n'avaient pas retenu mon attention. Pour des raisons qui m'échappent encore, la beauté d'Elena m'obsédait.
Je l'ai aimée dès la première seconde. Comment expliquer de telles choses? Je n'avais jamais pensé à aimer qui que ce fût. Je n'avais jamais songé que la beauté de quelqu'un pût susciter un sentiment. Et pourtant tout s'était enclenché à l'instant où je l'avais vue, avec une autorité sans faille: elle était la plus belle, donc je l'aimais, donc elle devenait le centre du monde.
Le mystère se prolongeait. Je comprenais que je ne pouvais me contenter de l'aimer: il fallait aussi qu'elle m'aimât. Pourquoi? C'était comme ça.
Je la mis au courant en toute simplicité. Il était naturel que je doive l'informer:
– Il faut que tu m'aimes.
Elle daigna me regarder, mais c'était un regard dont je me serais passée. Elle eut un petit rire méprisant. Il était clair que je venais de dire une idiotie. Il fallait donc lui expliquer pourquoi ce n'en était pas une:
– Il faut que tu m'aimes parce que je t'aime. Tu comprends?
Il me semblait qu'avec ce supplément de données tout rentrerait dans l'ordre. Mais Elena se mit à rire plus fort.
Je ressentis une blessure confuse.
– Pourquoi tu rigoles?
D'une voix sobre, hautaine et amusée, elle répondit:
– Parce que tu es bête.
Ainsi fut accueillie ma première déclaration d'amour.
Je découvrais tout en même temps: éblouissement, amour, altruisme et humiliation.
Cette tétralogie me fut jouée dans l'ordre dès le premier jour. J'en conclus qu'il devait y avoir des liens logiques entre ces quatre accidents. Il eût donc mieux valu éviter le premier, mais il était trop tard. Quoi qu'il en fût, je netais pas sûre d'avoir eu le choix.
Et je trouvais cette situation très regrettable. Car elle me faisait aussi découvrir la souffrance. Cette dernière me parut extraordinairement déplaisante.
Pourtant, je ne parvenais pas à regretter d'aimer Elena, ni à regretter qu'elle existât. On ne pouvait pas déplorer qu'une chose pareille fût. Et si elle était, il était inévitable de l'aimer.
Dès la première seconde où je l'ai aimée – c'est-à-dire dès la première seconde -, j'ai pensé qu'il fallait faire quelque chose. Ce leitmotiv s'imposa tout seul et ne me lâcha plus jusqu'à la fin de cet amour.
«Il faut faire quelque chose.
«Parce que j'aime Elena, parce qu'elle est la plus belle, parce qu'il y a sur terre une personne aussi vénérable, parce que je l'ai rencontrée, parce que même si elle l'ignore – elle est mon amoureuse, il faut faire quelque chose.
«Quelque chose de grand, de superbe – une chose digne d'elle et de mon amour.