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À Hong Kong j’ai un peu de mal à trouver mon chemin car, au contraire de beaucoup d’autres, je n’ai jamais visité cette ville. À chaque occasion une fatalité malicieuse m’a tenu à l’écart de cette destination. Quand je ne tombais pas malade la veille du départ, j’égarais mon passeport ou un reportage m’appelait sous d’autres cieux. Le hasard en somme m’interdisait de séjour. Une fois j’ai laissé ma place à Jean-Paul K. qui n’avait pas encore passé plusieurs années dans un cachot de Beyrouth à se réciter le classement des grands crus de bordeaux pour ne pas devenir fou. Ses yeux riaient derrière ses lunettes rondes lorsqu’il m’a apporté un téléphone sans fil, ce qui était alors le comble du dernier cri. J’aimais bien Jean-Paul, mais je n’ai jamais revu l’otage du Hezbollah, sans doute honteux d’avoir choisi pour ma part à cette époque de jouer les utilités dans un univers de falbalas. Maintenant c’est moi le prisonnier, lui l’homme libre. Et comme je ne connais pas tous les châteaux du Médoc j’ai dû me chercher une autre litanie pour meubler les heures les plus creuses. Je compte les pays où l’on édite mon journal. Il y a déjà vingt-huit contrées dans cette ONU de la séduction.

À propos, où êtes-vous, mes chères consœurs, inépuisables ambassadrices de notre french touch ? Toute la journée dans le salon d’un hôtel, vous avez planché en chinois, en anglais, en thaï, en portugais, en tchèque pour essayer de répondre à la plus métaphysique des interrogations : qui est la femme Elle ? Je vous imagine maintenant égaillées dans Hong Kong, à travers les rues dégoulinantes de néons où l’on vend des ordinateurs de poche et des bols de soupe aux nouilles, trottinant sur les traces de l’éternel nœud papillon de notre président-directeur général qui mène tout le monde au pas de charge. Mi-Spirou, mi-Bonaparte, il ne s’arrête que devant les plus hauts gratte-ciel en les toisant d’un air si crâne qu’on dirait qu’il va les avaler.

Où va-t-on, mon général ? Sautons-nous à bord de l’hydrofoil qui mène à Macao pour aller brûler quelques dollars en enfer ou bien montons-nous au bar Felix de l’hôtel Peninsula décoré par le designer français Philippe S. ? Une poussée de narcissisme me fait opter pour la deuxième proposition. Moi qui déteste être pris en photo, j’ai mon effigie dans cet estaminet aérien et luxueux, reproduite sur le dossier d’une chaise parmi des dizaines d’autres figures parisiennes dont Philippe S. a fait tirer le portrait. Évidemment l’opération a eu lieu quelques semaines avant que le destin ne me transforme en un épouvantail à moineaux. Je ne sais pas si mon siège a plus ou moins de succès que les autres, mais surtout n’allez pas raconter la vérité au barman. Ces gens-là sont tous superstitieux et il n’y aurait plus aucune de ces ravissantes petites Chinoises en minijupe pour venir s’asseoir sur moi.

Le message

Si ce coin de l’hôpital a un faux air de collège anglo-saxon, les habitués de la cafétéria ne sortent pas du Cercle des poètes disparus. Les filles ont le regard dur, les garçons des tatouages et parfois des bagues aux doigts. Ils se réunissent dans leurs fauteuils pour parler baston et moto en enchaînant cigarette sur cigarette. Tous semblent porter une croix sur leurs épaules déjà voûtées, traîner un destin de galère où le passage à Berck n’est qu’une péripétie entre une enfance de chien battu et un avenir d’exclu professionnel. Quand je fais le tour de leur antre enfumé, il tombe un silence de sacristie mais je ne peux lire dans leurs yeux ni pitié ni compassion.

Par la fenêtre ouverte on entend palpiter le cœur de bronze de l’hôpital, la cloche qui fait vibrer l’azur quatre fois par heure. Sur une table encombrée de gobelets vides gît une petite machine à écrire avec une feuille de papier rose engagée de travers. Si pour l’instant la page reste vierge, je suis sûr qu’un jour ou l’autre il y aura un message à mon intention. J’attends.

Au musée Grévin

Cette nuit j’ai visité en songe le musée Grévin. Il avait beaucoup changé. Il y avait encore l’entrée de style Belle Époque, les glaces déformantes et le cabinet fantastique, mais on avait supprimé les galeries de personnages d’actualité. Dans une première pièce, je n’ai pas reconnu tout de suite les effigies exposées. Comme le costumier les avait mises en tenue de ville, j’ai dû les examiner une à une et leur passer mentalement une blouse blanche avant de comprendre que ces badauds en tee-shirt, ces filles en minijupes, cette ménagère statufiée avec son caddie, ce jeune homme avec un casque de moto étaient, en fait, les infirmiers et aides-soignants des deux sexes qui se succèdent à mon chevet du matin au soir. Tous étaient là, figés dans la cire, les doux, les brutaux, les sensibles, les indifférents, les actifs, les paresseux, ceux avec qui le contact se noue et ceux entre les mains desquels je ne suis qu’un malade parmi les autres.

Au début, certains m’avaient terrifié. Je ne voyais en eux que les cerbères de ma prison, les auxiliaires d’un abominable complot. Par la suite, j’en ai haï d’autres quand ils m’ont tordu un bras en me mettant au fauteuil, oublié toute une nuit devant la télé, abandonné dans une posture douloureuse malgré mes dénégations. Pendant quelques minutes ou quelques heures je les aurais tués. Et puis, le temps engloutissant les rages les plus froides, ils sont devenus des familiers qui s’acquittent tant bien que mal de leur délicate mission : redresser un peu nos croix lorsqu’elles nous meurtrissent trop les épaules.

Je les ai affublés de surnoms connus de moi seul pour pouvoir, s’ils entrent dans ma chambre, les interpeller de ma tonitruante voix intérieure : « Hello, yeux bleus ! Salut, grand Duduche ! » Ils n’en savent évidemment rien. Celui qui danse autour de mon lit et prend des poses de rocker pour demander « Comment ça va ? », c’est David Bowie. Prof me fait rire avec sa tête d’enfant aux cheveux gris et le sérieux qu’il affecte pour asséner toujours la même sentence : « Pourvu qu’il arrive rien. » Rambo et Terminator ne sont pas, on s’en doute, des modèles de tendresse. Je leur préfère Thermomètre dont le dévouement serait exemplaire si elle n’oubliait pas systématiquement cet ustensile dans les replis de mes aisselles.

Le sculpteur sur cire de Grévin avait inégalement réussi à capter les trognes et minois de ces gens du Nord installés depuis des générations entre les vents de la côte d’Opale et les terres grasses de Picardie, qui parlent volontiers chtimi aussitôt qu’ils se retrouvent entre eux. Certains se ressemblaient à peine. Il aurait fallu le talent d’un de ces miniaturistes du Moyen Âge dont les pinceaux faisaient revivre comme par enchantement les foules de la route des Flandres. Notre artiste n’a pas ce don-là. Il a su cependant saisir avec naïveté le charme juvénile des élèves infirmières, leurs bras potelés de filles du cru et la nuance carminée qui teinte leurs joues pleines. En quittant la salle, je me suis dit que je les aimais tous bien, mes bourreaux.