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Une autre coïncidence

Si on demandait aux lecteurs d’Alexandre Dumas dans lequel de ses personnages ils aimeraient se réincarner, les suffrages iraient à D’Artagnan ou à Edmond Dantès et nul n’aurait l’idée de citer Noirtier de Villefort, figure assez sinistre du Comte de Monte-Cristo. Décrit par Dumas comme un cadavre au regard vif, un homme déjà façonné aux trois quarts pour la tombe, cet handicapé profond ne fait pas rêver mais frémir. Dépositaire impuissant et muet des plus terribles secrets, il passe sa vie prostré dans une chaise à roulettes et il ne communique qu’en clignant des yeux : un clin d’œil signifie oui, deux, non. En fait bon papa Noirtier, ainsi que le surnomme sa petite-fille avec affection, est le premier locked-in syndrome, et à ce jour le seul, apparu en littérature.

Dès que mes esprits sont sortis de la brume épaisse où mon accident les avait plongés, j’ai beaucoup pensé à bon papa Noirtier. Je venais juste de relire Le comte de Monte-Cristo et voilà que je me retrouvais au cœur du livre dans la plus fâcheuse des postures. Cette lecture ne tenait pas du hasard. J’avais le projet, sans doute iconoclaste, d’écrire une transposition moderne du roman : la vengeance restait bien sûr le moteur de l’intrigue, mais les faits se déroulaient à notre époque et Monte-Cristo était une femme.

Je n’ai donc pas eu le temps de commettre ce crime de lèse-majesté. Pour punition j’aurais préféré être métamorphosé en baron Danglars, en Frantz d’Épinay, en abbé Faria ou, à tout prendre, devoir copier dix mille fois : on ne badine pas avec les chefs-d’œuvre. Les dieux de la littérature et de la neurologie en ont décidé autrement.

Certains soirs j’ai l’impression que bon papa Noirtier vient patrouiller dans nos couloirs avec ses longs cheveux blancs et sa chaise à roulettes vieille d’un siècle qui a besoin d’une goutte d’huile. Pour retourner les décrets du destin j’ai maintenant en tête une grande saga où le témoin clé est coureur à pied plutôt que paralytique. On ne sait jamais. Peut-être que ça marchera.

Le rêve

En général, je ne me souviens pas de mes rêves. Au contact du jour je perds le fil du scénario et les images s’estompent inexorablement. Alors pourquoi ces songes de décembre sont-ils restés gravés dans ma mémoire avec la précision d’un rayon laser ? C’est peut-être une règle du coma. Comme on ne revient pas à la réalité, les rêves n’ont pas le loisir de s’évaporer mais s’agglomèrent les uns aux autres pour former une longue fantasmagorie qui rebondit comme un roman-feuilleton. Ce soir, un épisode me revient à l’esprit.

Il neige sur mon rêve à gros flocons. Une couche de trente centimètres recouvre le cimetière de voitures que nous traversons en grelottant avec mon meilleur ami. Depuis trois jours, Bernard et moi essayons de regagner la France qui est paralysée par une grève générale. Dans une station de sports d’hiver italienne où nous avons échoué, Bernard avait trouvé un tortillard qui allait sur Nice, mais à la frontière un barrage de grévistes a interrompu notre voyage et nous a obligés à descendre dans la tourmente en chaussures de ville et en costume de demi-saison. Le décor est lugubre. Un viaduc surplombe le cimetière de voitures, et l’on dirait que ce sont les véhicules tombés de l’autoroute cinquante mètres plus haut qui s’entassent là, les uns sur les autres. Nous avons rendez-vous avec un puissant homme d’affaires italien qui a installé son QG dans un pilier de cet ouvrage d’art, loin des regards indiscrets. Il faut frapper à une porte en fer jaune avec un panneau DANGER DE MORT et des schémas pour le secours aux électrocutés. La porte s’ouvre. L’entrée fait penser aux stocks d’un confectionneur du Sentier : des vestes sur un portant, des piles de pantalons, des cartons de chemises. Il y en a jusqu’au plafond. À sa tignasse, je reconnais le cerbère en battle-dress qui nous accueille un pistolet-mitrailleur à la main. C’est Radovan Karadzic, le leader serbe. « Mon camarade a du mal à respirer », lui dit Bernard. Karadzic me fait une trachéotomie sur un coin de table, puis nous descendons au sous-sol par un luxueux escalier de verre. Les murs tendus de cuir fauve, de profonds canapés et un éclairage tamisé donnent à ce bureau un côté boîte de nuit. Bernard discute avec le maître des lieux, un clone de Gianni Agnelli, l’élégant patron de la FIAT, tandis qu’une hôtesse à l’accent libanais m’installe à un petit bar. Verres et bouteilles ont été remplacés par des tuyaux en plastique qui tombent du plafond comme les masques à oxygène dans les avions en détresse. Un barman me fait signe d’en mettre un dans ma bouche. Je m’exécute. Un liquide ambré au goût de gingembre se met à couler et une sensation de chaleur m’envahit de la pointe des pieds à la racine des cheveux. Après un temps, je voudrais arrêter de boire et descendre un peu de mon tabouret. Je continue pourtant à avaler de longues gorgées, incapable de faire le moindre geste. Je jette des regards affolés au barman pour attirer son attention. Il me répond par un sourire énigmatique. Autour de moi, visages et voix se déforment. Bernard me dit quelque chose mais le son qui sort au ralenti de sa bouche est incompréhensible. À la place, j’entends le Boléro de Ravel. On m’a complètement drogué.

Une éternité plus tard, je perçois un branle-bas de combat. L’hôtesse à l’accent libanais me charge sur son dos et me hisse dans l’escalier. « Nous devons partir, la police arrive. » Dehors la nuit est tombée et il ne neige plus. Un vent glacial me coupe le souffle. Sur le viaduc on a placé un projecteur dont le faisceau lumineux fouille entre les carcasses abandonnées.

« Rendez-vous, vous êtes cernés ! » crie un mégaphone. Nous réussissons à nous échapper, et pour moi c’est le début d’une longue errance. Dans mon rêve j’aimerais bien m’enfuir mais, dès que j’en ai l’opportunité, une indicible torpeur m’interdit de faire un seul pas. Je suis statufié, momifié, vitrifié. Si une porte me sépare de la liberté, je n’ai pas la force de l’ouvrir. Cependant ce n’est pas ma seule angoisse. Otage d’une secte mystérieuse, je crains que mes amis ne tombent dans le même piège. J’essaie par tous les moyens de les prévenir, mais mon rêve est parfaitement en phase avec la réalité. Je suis incapable de prononcer une parole.

La voix off

J’ai connu des réveils plus suaves. Quand j’ai repris conscience, ce matin de la fin janvier, un homme était penché sur moi et couturait ma paupière droite avec du fil et une aiguille comme on ravaude une paire de chaussettes. J’ai été saisi d’une crainte irraisonnée. Et si dans son élan l’ophtalmo me cousait aussi l’œil gauche, mon seul lien avec l’extérieur, l’unique soupirail de mon cachot, le hublot de mon scaphandre ? Par bonheur je n’ai pas été plongé dans la nuit. Il a soigneusement rangé son petit matériel dans des boîtes en fer-blanc tapissées d’ouate et, sur le ton d’un procureur qui requiert une peine exemplaire à l’encontre d’un récidiviste, il a juste lâché : « Six mois. » De mon œil valide, j’ai multiplié les signaux interrogateurs, mais le bonhomme, s’il passait ses journées à scruter la prunelle d’autrui, ne savait pas pour autant lire dans les regards. C’était le prototype du docteur Je-m’en-fous, hautain, cassant, plein de morgue, qui pour sa consultation convoquait impérativement les patients à huit heures, arrivait à neuf, et repartait à neuf heures cinq après avoir consacré à chacun quarante-cinq secondes de son précieux temps. Au physique, il ressemblait à Max la Menace, une grosse tête ronde sur un corps court et saccadé. Déjà peu disert avec le commun des malades, il devenait carrément fuyant avec les fantômes dans mon genre, n’ayant pas de salive à dépenser pour nous fournir la moindre explication. J’ai fini par apprendre pourquoi il m’avait obturé l’œil pour six mois : la paupière ne jouait plus son rôle de store mobile et protecteur et je risquais une ulcération de la cornée.