Vladimir Mikhanovski
Le secret de Pluton
— Johnny, si tu ne laisses pas ce chat tranquille, tu vas avoir droit à une fessée.
— Ce n’est pas un simple chat, maman.
Une femme, tête nue, se pencha hors de la fenêtre de la villa pour voir ce que son polisson de fils, âgé de dix ans, tenait dans ses mains.
— Maman, la voix de Johnny frémissait d’exaltation, c’est un jouet.
— Un jouet ?
— Oui, maman ! Vois comme il est poilu. Et il est tout léger !
— Laisse cette saleté.
— Ce n’est pas une saleté… C’est un chat savant, essaya d’expliquer Johnny.
— Lâche-le tout de suite et rentre à la maison ! La voix de la mère, devenue métallique, ne présageait rien de bon.
Soupirant, Johnny dissimula son trésor dans un buisson à côté du parterre de fleurs et courut à la cuisine.
— Attends que ton père vienne, marmonnait Mrs. Rogers, officiant devant le fourneau à gaz.
Toute la journée, on a beau t’appeler… Il te donnera une leçon. N’oublie pas de prendre du savon. Et frotte, qu’il ne reste rien. Comment fais-tu pour te salir autant ? Tu es impossible !
Et au dîner arriva ce qui fit longtemps jaser toute la bonne ville de Peterstown.
Le porc aux fèves fut consommé rapidement sans le moindre incident.
— Je n’ai pas touché au chat mort, répétait Johnny en pleurnichant, et puis, il n’était pas crevé du tout.
— Et comment était-il donc ? demanda Johnny senior les mains posées sur la boucle de sa large ceinture de cuir. Johnny junior connaissait bien cette ceinture, et son évocation n’était pas des plus agréables.
— Exactement comme un jouet, papa. Gris et très doux au toucher, avec une tache blanche entre les oreilles.
— Une tache, tu dis ? fit Johnny senior en défaisant la boucle.
— Oui, une tache, larmoya Johnny. Il a des yeux multicolores et qui clignotent sans arrêt.
— Tu as tous les vices, ne se retint plus la mère. Encore ces BD idiotes. Ton père se tue au travail dans cette sacrée Western, il trime jour et nuit avant les lancements, pendant que ce petit bonhomme…
— Laisse, Mary-Ann, dit John. Il savait qu’une fois partie, et ce n’était pas si rare que ça, son épouse n’était pas facile à stopper.
A ce moment, la porte grinça et sur le seuil apparut…
— C’est lui, papa ! cria Johnny. Qu’est-ce que je te disais !
Mary-Ann se figea sur place, serrant contre elle un plat sale. La bouche de Mrs. Rogers s’ouvrit si grande que son poing aurait facilement pu y entrer.
D’une démarche dégingandée, d’ailleurs non dépourvue de grâce, un être bizarre traversa lentement la pièce et s’approcha de la table.
— S’il restait chez nous, papa ? murmura Johnny.
L’être s’immobilisa sur trois pattes, levant la quatrième. Puis, de la tache sur son front, jaillit un rayon de vive lumière, qui glissa précipitamment sur l’huile bon marché représentant la chasse au kangourou, fixée de guingois sur un mur. L’être semblait examiner le tableau. Ses yeux brillèrent, puis clignotèrent très vite de feux multicolores.
— John, articula plaintivement Mary-Ann.
Le bruit du plat se brisant fit revenir John à lui.
— Ouste, maudite bête ! cria-t-il et il lança contre le monstre les dés qu’il avait trouvés dans une poche de son bleu de travail.
L’être fit un bond de côté, ses poils se hérissèrent. Le rayon, quittant le tableau, se braqua sur le visage de John.
— Ah, c’est comme ça ? ! Mettant sa main en visière pour se protéger contre la lumière aveuglante, John se rua sur le « chat », attrapant de l’autre main un tabouret.
— Hum… un chat, dis-tu ? répéta le shérif. Et pourquoi pas un diablotin ? Ou, mieux encore, un éléphant rose.
— Parole d’honneur, je n’ai pas bu une goutte l’autre soir.
— Continue, dans l’ordre, dit le shérif.
— Quand je l’ai raté avec le tabouret, j’ai saisi un couteau sur la table. Là, son sacré rayon s’est éteint. Il a sauté sur la table et m’a échappé. Rapide comme le diable. Il a renversé la casserole. J’ai fait un mouvement dans sa direction, mais il s’est accroché à l’abat-jour. Deux balancements, et il s’est jeté sur la fenêtre. Les carreaux ont volé en éclats.
— Bref, tu n’avais pas pris de whisky ? demanda le shérif, considérant l’ecchymose à la racine du nez de John. Voyons, réfléchis, continua-t-il, est-ce qu’un chat peut casser un carreau, à moins qu’il ne soit saoûl ? Le shérif rit, content de sa propre plaisanterie.
— Je suis prêt à jurer sur la Bible, répondit John, en clignant des yeux, vexé. De ma vie, je n’ai vu une horreur pareille. Et, une fois dehors, son poil s’est mis à luire, ses yeux ont clignoté comme des phares et il a filé dans la rue à toute allure !…
— Dans quelle direction ?
— Du côté de White-city.
White-city était le quartier le plus chic de Peterstown.
— Bon, rentre chez toi, je m’en occupe, dit le shérif.
« Ça doit être une nouvelle farce de la compagnie de jouets », décréta le shérif en décrochant le combiné.
L’ingénieur Charlie MacGrown mit la manette sur « réception » et devint pensif. Dans quelques minutes… Est-ce possible ?
Il vit ressurgir devant lui cette lointaine nuit de septembre hachurée par un triste crachin. Bien que sept mois se soient écoulés depuis, la mémoire de Charlie gardait tenacement tout : la cohue d’hommes et de robots sur les pistes bétonnées du polygone de la Western ; la blancheur des visages dans la lumière sans vie des projecteurs luminescents ; l’effarante régularité avec laquelle les rayons des projecteurs glissaient sur les coupoles transparentes et les constructions aux formes compliquées du cosmodrome.
A minuit, une fusée partit pour Pluton sur le premier pas de tir. A son bord, se trouvait Minou, le robot protéique auquel Charlie MacGrown avait consacré la moitié de sa vie. Même la Bibliothèque royale de Londres pouvait envier l’étendue du savoir du robot. Il est vrai que ce savoir était orienté dans une direction.
MacGrown voulait obtenir de Minou un maximum d’objectivité dans ses rapports et ne voulait pas que celui-ci compare les êtres vivants qu’il aurait pu rencontrer sur les autres planètes avec les hommes. Minou fut donc « éduqué » en conséquence. « Agé » de vingt ans, il n’avait jamais vu un homme. Il n’était autorisé à se promener que dans la zone déserte à l’ouest de Peterstown. Il ne connaissait même passon « père », l’ingénieur MacGrown : avant d’approcher Minou, l’ingénieur débranchait par radio les photocellules de ses yeux.
Débarqué sur Pluton, Minou devait recueillir des renseignements sur la vie de cette planète et les transmettre sur Terre.
Un voyant vert s’alluma sur le pupitre et MacGrown se figea, mettant les écouteurs.
« …Rencontré des êtres vivants. Des animaux, plus probablement. Pas encore découvert de signes de raison. Ils marchent en déplaçant leurs membres postérieurs. »
Bouleversé, MacGrown était assis comme une statue, serrant les écouteurs contre les oreilles.
« …Ils communiquent à l’aide de vibrations acoustiques, en utilisant des fréquences et des modulations différentes. Ils ne réagissent aucunement aux champs magnétique et électrique. Observé une colonie de ces animaux sur un cours d’eau. Informations plus détaillées suivent… »
Charlie reprit haleine. Il ne put tenir en place pendant l’heure qui le séparait de l’émission suivante. Il trama dans les locaux de la Western, mastiqua du chewing-gum, but deux cocas, fuma sans arrêt. Cette fois, il montrera à tous ces parvenus qui est l’ingénieur MacGrown ! Il avait toujours cru que Minou lui porterait bonheur. Et il est certain que les informations collectées sur Pluton et transmises à la Terre par son robot seraient l’événement du siècle. Et, pourquoi pas, le chef en ferait son associé. Et sa fille, cette Linda aux yeux émeraude… Dans un élan sentimental, MacGrown étreignit passionnément un générateur de hautes tensions. A ce moment, le voyant vert clignota à nouveau, et MacGrown, lâchant le générateur, remit les écouteurs.