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— Pourquoi me demandes-tu cela, chéri ?

— Pour rien…

— Méchant, tu m’avais dit !

Ah non ! Elle va pas jouer les tyrans, cette péteuse !

Je saute du lit.

— Dors bien, trésor, et à demain…

Le lendemain, à sept plombes, le gardien de nuit vient tabasser à ma porte.

— Téléphone, me lance-t-il, on vous demande de Paris…

Il m’apprend qu’il y a deux postes téléphoniques dans la strass : l’un dans le bureau du Vieux, et l’autre dans la réserve.

C’est à ce dernier endroit que je me rends.

Je chope le combiné, le cœur battant. Sans doute est-ce le Vieux qui m’appelle ? Et re-sans doute va-t-il m’apprendre du nouveau ?

— Allô ?

— C’est vous, San-A. ?

— Oui.

— Arrivez immédiatement !

— Est-ce que le…

Il beugle dans l’appareil :

— Pas un mot ! Rentrez !

Et il raccroche.

C’est la première fois qu’il me parle sur ce ton. Qu’est-ce que ça veut dire ? Je reste avec le combiné à la main, complètement abasourdi…

Pourquoi m’a-t-il crié de la fermer ? Parce qu’il redoutait que je parle ? Oui, c’est sûrement ça…

Je monte faire ma toilette et je me nippe. Ceci fait, je vais frapper à la porte du Professeur Thibaudin.

Il est déjà prêt. Il y a une épingle à cravate en or piquée dans sa cravate… On dirait qu’il va rendre visite au Pape. Mais il passe une blouse blanche.

— J’ai entendu le téléphone, me dit-il, c’était pour vous ?

— Oui, Professeur, mon chef… Il me demande de rentrer ce matin…

— Oh ! Oh ! du nouveau ?

— Je l’ignore…

— Et de votre côté, vous avez avancé votre enquête ?

J’hésite à lui parler des pigeons. À quoi bon le troubler encore avec cette rocambolesque histoire ?

— Heu, couci-couça, Monsieur le Professeur… Je venais seulement d’arriver…

Il soupire :

— Et vous partez déjà !

— Sans doute ne s’agit-il que d’un aller-retour… Je vous serais reconnaissant, devant les autres, au petit déjeuner, de me charger de courses importantes à effectuer à Paris, ceci pour expliquer mon départ…

— Très bien.

Tout se passe suivant le plan prévu. Deux heures plus tard, j’atterris dans les Services. Je demande le Vieux, mais on me répond qu’il est en conférence chez le ministre de l’intérieur. Il a dit que je l’attende. Je vais donc tuer le temps dans mon bureau.

J’ai le plaisir d’y rencontrer Bérurier. Le Gros est en train d’engloutir une formidable choucroute sur son bureau tout en lisant le Parisien.

— Salut, me dit-il, où étais-tu passé ?

— Je faisais une cure de silence à la cambrousse.

Je montre avec épouvante sa choucroute.

— Qu’est-ce que c’est que ce tas de fumier ?

— Mon petit déjeuner… Je me la suis fait monter de la brasserie du coin. C’est eux qui font la meilleure choucroute du quartier.

— Tu peux pas te taper ça, chez toi ou dans les chiottes ? C’est d’une indécence !

Il hausse les épaules et rageusement pique une fourchetée qu’il entend porter à sa grande gueule. Une saucisse de Francfort se fait la malle et lui dégringole sur la braguette. Il s’en saisit entre le pouce et l’index et me prouve qu’elle reste comestible en l’engloutissant d’un seul « happement ».

Je le considère, troublé, secrètement émerveillé aussi devant de pareilles prouesses boulimiques.

— T’es sûr de ne pas avoir le ténia, Béru ? je finis par questionner.

Il éructe non sans distinction derrière sa main en paravent.

— Et après, fait-il, faut bien que tout le monde vive… Qu’est-ce que ça peut me foutre que j’aie le ténia dans le baquet, hein ? Mes moyens me permettent de le nourrir !

Devant cet argument sans réplique, je ne puis que battre en retraite. Je le fais d’autant plus vite qu’on m’avertit du retour du Vieux.

Il est assis à sa table de travail, ses mains en peau de lézard posées comme des objets précieux sur le cuir de son sous-main.

— Ah bon, soupire-t-il en me voyant rentrer…

Je repousse la porte et m’approche du fauteuil destiné aux visiteurs.

— Vous avez du nouveau, Patron ?

— Et quel nouveau !

Il s’empare d’un étui de pigeon, en tous points semblable au premier. De cet étui il sort un message rédigé sur le même papier pelure.

— Sans commentaire, dit-il en me tendant le texte.

Je lis. Et, au fur et à mesure, ma main tenant le papier se met à sucrer les fraises.

« Premier pigeon intercepté. Vous ai adressé solde de l’invention par l’autre voie. Surtout ne pas me contacter jusqu’à nouvel ordre : agent des Services Secrets ici.

Thibaudin.

C’est un zig complètement lavé qui rend le papier au Vieux.

— Comme quoi vous aviez raison de douter de Thibaudin, murmure le Vieux. Ceci nous prouve une fois de plus qu’il n’existe pas d’être définitivement digne de confiance… Le Professeur est un traître, soit… Je m’incline devant l’évidence des faits. Mais je me demande comment cet homme, qui a consacré sa vie et sa carrière à la France, a été amené à passer sur une autre rive…

Qu’en termes élégants ces choses-là sont dites !

— Vous ne vous poserez pas cette question longtemps, Chef. Il va falloir que ce sale type parle…

Le Vieux hoche la tête d’un air gêné qui ne lui est pas habituel. Il a visiblement une idée derrière la tête. Or, les idées qu’il a à cet endroit ne sont pas des idées de derrière les fagots !

— Non, San-Antonio, il ne dira rien…

— Je me charge de le faire parler ! Ah, j’aurais dû m’en douter… Il a été le seul à s’absenter hier pendant le repas…

Le Vieux ne m’écoute même pas. Il fait craquer ses jointures avec onction.

Un silence épais comme de la bouillie pour bébé s’établit[31]. Je prévois du vilain pour un avenir très rapproché. Mal à mon aise, je me tortille sur mon fauteuil comme si j’avais pris place sur une caravane de chenilles processionnaires.

— San-Antonio, je quitte à l’instant Monsieur le Ministre…

Pompeux, le Boss… Monsieur le Ministre ! Rien que ça…

C’est d’autant plus marrant que ledit ministre, tout le monde l’appelle Dudule dans les Services…

— Ah vraiment ?

— Oui.

— Ordre d’étouffer l’affaire coûte que coûte. Un scandale de cette envergure serait désastreux pour le prestige de notre pays !

Je ne peux m’empêcher de ricaner :

— Le prestige de notre pays ! Il n’en est plus à ça près, le pauvre !

— Que dites-vous là, San-Antonio !

— La vérité ! Si vous alliez à l’étranger, comme moi, Chef, vous verriez qu’au-delà de nos frontières, on s’apitoie sur notre sort. On nous plaint à cause de nos malheurs coloniaux, de nos hommes politiques et de notre franc qui maigrit à toute allure… Nous n’avons pas la bombe H ! Tout ce qui nous reste, c’est le French Cancan, le Bourgogne et la Côte d’Azur… Plus Paris, heureusement !… Vous allez me dire qu’il vaut mieux produire le Champagne et avoir des femmes sachant faire l’amour qu’être doué pour la torpille humaine, c’est vrai… Mais tout de même, nous vivons à une époque où le matérialisme est roi ; où il n’existe plus que la noblesse d’argent. Boussac a remplacé le comte de Paris… Quand nous recevons un chef d’État, on lui fait visiter dans la même journée le Palais de Versailles et les usines Renault, comme s’il s’agissait de deux hauts-lieux de notre histoire ! Nous voulons sauver la face, alors que nous ferions mieux de sauver les meubles, vous ne pensez pas ?

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Ainsi que se plaît à dire mon menuisier.