Il me regarde, intéressé. Puis il se met à jouer la « Marche des Grenadiers de l’Empereur » avec son coupe-papier.
— San-Antonio, je ne pense pas, nous ne sommes pas payés pour penser, mais pour agir…
Calmé, j’exhale un soupir à changement de vitesse.
— Revenons au cas qui nous intéresse. Je vous le répète : pas de scandale. Thibaudin est un homme trop considérable. L’annonce de sa traîtrise créerait une panique… Et puis, en somme, on ne peut officiellement l’accuser de trahison. Il n’a pas mis au point une arme, mais un produit. Rien ne l’empêche de vendre ce produit à qui bon lui semble !
— En ce cas, pourquoi a-t-il mis son pays dans le coup ?
— Thibaudin était pauvre. Il s’est fait financer par le gouvernement…
— En ce cas, sa découverte appartient au gouvernement…
— Ce n’est pas à nous d’en décider. San-Antonio, le Professeur est vieux, malade, usé… Peut-être n’a-t-il plus toute sa raison et a-t-il cédé tardivement aux sollicitations d’une idéologie en laquelle il espère trouver le repos moral ?
— Peut-être…
— Nous, c’est le repos éternel que nous devons lui accorder…
Je bigle le Vieux d’un regard intense. Je sentais bien qu’il me préparait un turbin de ce gabarit.
— Vous voulez dire ?…
— Oui, San-Antonio…
— Liquider le Prof !
— Il n’est pas d’autres solutions !
Il en a de bonnes ! Et nature, c’est bibi qu’il charge de l’équarrissage. On voit bien que ça n’est pas lui qui marne ! Je voudrais le voir au turf, le Boss, avec ses paluches manucurées, son crâne en peau de fesse et ses manchettes amidonnées dont les boutons sont en or !
— La chose doit se conclure très rapidement, San-Antonio !
— Ah bien…
— Et de façon… heu… extrêmement naturelle !
— Je comprends… Ça permettra de faire à ce fumier des funérailles nationales ! Ce sont les Autres qui vont rire sous cape !
— Peu importe. Thibaudin doit décéder dans des conditions normales…
— Vous avez prévu quelque chose ?
Ma question est superflue ! Le Vieux prévoit toujours tout. Il a un citron électronique, c’est pas possible autrement.
Il ouvre son tiroir. C’est inouï, le nombre insensé d’objets qui ont pu séjourner là-dedans ! Il sort un flacon sur lequel est écrit le nom d’un produit très connu[32].
Je sourcille !
— Qu’est-ce que je dois faire de ça ?
— Lui faire boire…
— Mais je croyais que c’était un remède…
— Pris en petites doses, oui. Mais si on en fait une forte consommation, c’est un poison parfait. Il ne laisse aucune trace à l’autopsie !
— Vous m’en direz tant !
— Tâchez de lui faire avaler ça, c’est pratiquement sans saveur…
— Et les résultats ?
— En quelques heures, l’intéressé défunte d’un arrêt du cœur.
— Très bien.
J’empoche la petite bouteille. Non seulement le liquide qu’elle contient est sans saveur, mais il est aussi incolore… Je me demande par exemple comment je vais pouvoir faire avaler ça à cette vieille guenille de Thibaudin. Ce foie-blanc est sobre comme un chameau… C’est tout juste s’il boit un demi-verre de vin aux repas. Va falloir que je dise au cuistot de nous faire de la morue !
Le Vieux se lève pour m’indiquer que l’entretien est terminé.
Je l’imite.
— Eh bien ! au revoir, Chef… Mais franchement, c’est un sale boulot que vous donnez là. J’aime mieux jouer les d’Artagnan que les Madame Lafarge, vous savez… Le poison n’est pas une arme d’homme !
— Sans doute, mon cher ami, du moins est-ce une arme d’agent secret. C’est l’arme de l’ombre !
Jolie formule… Mais qui ne calme pas mes scrupules. Je veux bien gommer l’extrait de naissance d’un zig, mais à condition que ça se fasse dans un mouvement…
Enfin, puisque j’ai choisi cet infernal métier, tant pis pour moi !
— San-Antonio !
— Chef ?
— Je me permets d’insister pour que tout soit terminé demain !
— Bien, Chef !
Vous parlez d’un capricieux ! Allez, bonhomme, en route pour la gloire !
Ah ! il a été inspiré, Pinuche, en flinguant ce pauvre pigeon !
DEUXIÈME PARTIE
CHAPITRE VIII
J’observe le SECRET
Lorsque je suis de retour au laboratoire, tout le monde marne. Je monte à ma chambre, et je m’allonge un moment sur le pageot pour gamberger à la meilleure façon de faire avaler le bocon au vieux chnock… C’est triste de bousiller un vieillard, même lorsqu’il a mérité son châtiment. On aurait dû amnistier le savant, ne serait-ce qu’en considération de ses services passés. C’est fou ce que les hommes sont impitoyables. Ils sont leur propre malheur. Le mal de vivre vient des autres vivants…
Je me lève dix minutes plus tard et je mets ma belle blouse blanche immaculée. Cette fois je me suis décanté de mes scrupules pour ne plus m’attacher qu’à l’exécution[33] de ma mission.
Je me heurte à un petit problo d’un genre nouveau : faire avaler une certaine quantité de liquide nocif à un homme qui ne boit presque pas. La seule possibilité, c’est celle du déjeuner du matin. Seulement c’est le cul-de-singe qui fait le service et je ne vois guère la possibilité de placer ma bonne marchandise dans la tasse de thé du Vieux… À moins que…
Ça y est : j’ai une idée… Une bonne.
Je me taille du pavillon sans crier gare[34]. Je vais à l’annexe et j’aperçois le cul-de-singe par la petite fenêtre de la cuisine. Il est occupé à essuyer la vaisselle. Il le fait de très bon cœur, à preuve, il chante d’une superbe voix de fausset : « Que ne t’ai-je connue au temps de ma jeunesse ».
Je demeure derrière un arbre, un bon moment, à l’observer… Ensuite je contourne le bâtiment et j’entre dans le living-room. Ce que je supposais — à voir sa trogne — m’a été confirmé par mon quart d’heure de surveillance. L’ancien cavalier Lafleur biberonne comme une tonne de papier buvard. Il s’arrête parfois de chanter et d’essuyer la vaisselle pour s’entifler une lampée de picrate à même le goulot de la bouteille.
Je saisis mon crayon à bille et je me macule l’extrémité des doigts. Ceci fait j’avance jusqu’à la cuisine.
— Salut, Vieux, dis-je au ténor-plongeur… Regardez ce que je viens de me faire. Vous n’auriez pas un détachant ?
— De l’essence, ça colle ?
— Parfait !
Il me donne sa bouteille d’essence. Je me frotte les doigts. Puis, tandis qu’il sort avec sa pile d’assiettes afin de la remiser dans le placard du réfectoire, je verse de l’essence sur le réchaud à gaz puis sur le sol en prenant soin que la coulée soit continue.
Ceci fait, je passe dans le living.
— Dites, Vieux, fais-je en lui attriquant un billet de cent balles en haillons, vous seriez gentil de me faire chauffer un peu d’eau, j’ai un remède à prendre pour l’estomac.
Il accepte le billet et la mission de confiance dont je le charge. Je n’ai plus qu’à attendre.
32
C’est volontairement que je ne cite pas le nom de ce produit. Vous seriez chiches d’en faire gober à votre belle-doche ou à la dame de vos arrière-pensées !
34
Pourquoi du reste pousserais-je ce cri-là, vous pouvez me le dire, tas de nouilles moisies ? de fausset : « Que ne t’ai-je connue au temps de ma jeunesse ».