Je désigne l’annexe à Pinuche et je lui demande d’aller surveiller un peu les quatre zigs qui s’y trouvent.
Maintenant, le pavillon est sans âme… Je vais dans le bureau du Vieux afin de téléphoner à l’hôpital d’Évreux. Le diro m’apprend que l’état du malade est stationnaire. Le fameux toxicologue est à son chevet et on tente l’impossible !
Je raccroche. Indécis, je passe dans le labo qui est resté éclairé… Je vais au coffre et j’essaie de l’ouvrir encore, mais macache ! Lido ne répond plus…
Tout à coup, une petite sonnerie d’alerte carillonne sous ma coiffe. Je pars à la recherche du bull-dog et je le trouve occupé à consommer un casse-croûte de voyou[49] sur son lit de camp qu’il vient de déplier.
Je m’assieds près de lui sur le pucier.
— Dites voir, Vieux, vous vous souvenez qu’hier au soir je vous ai demandé de me prévenir si le Professeur Thibaudin retournait dans la nuit à son laboratoire ?
— Oui, Monsieur le Commissaire…
— Well ! Pourquoi ne l’avez-vous pas fait ?
— Parce qu’il n’y est pas retourné…
Je me rembrunis[50].
— Vous voulez dire que personne n’est entré ici entre l’instant où nous en sommes sortis, le Prof et moi, hier soir et ce matin ?
— Non, personne !
— Vous êtes sûr ?
— Voyons, Monsieur le Commissaire, j’étais en travers de la porte, vous savez bien que pour entrer il faut que je m’écarte… Je n’ai pas fermé l’œil un instant ! J’ai lu…
— Attendez, ne nous affolons pas. Ce matin, vous étiez à votre poste encore quand le Professeur a… a eu sa crise ?
— Je m’apprêtais à partir.
— Comment cela s’est-il passé ?
— Il est entré… Il a porté la main à son cœur. L’un de ces Messieurs, je crois que c’est le docteur Duraître, lui a demandé ce qu’il avait. Il a répondu… « Oh ! un point au cœur sans doute ! » Il est allé à la porte du labo, l’a ouverte, et c’est alors qu’il est tombé raide…
Je suis saisi d’un étrange malaise. Ce n’est donc pas Thibaudin qui a modifié le mot de passe de la combinaison.
— Allez me chercher votre collègue de jour…
L’homme s’éloigne. Je prends sa place sur le lit. Je croise les mains derrière ma tête et je gamberge sérieusement ! Décidément ça continue à ne pas tourner rond. Quelque chose me trouble… Je reste sur ma faim… L’arrestation de Minivier ne m’a pas satisfait complètement. Vous savez, tas de betteraves moisies, combien je fonctionne à l’intuition ? Non, il y a un truc pas ordinaire à découvrir… Mais quoi ?
Le bull-dog revient avec son collègue du jour, un bourru aux cheveux gris.
— Vous êtes demeuré en permanence dans le hall aujourd’hui ? je demande à celui-ci.
— P’faitement, M’sieur !
— Qui est entré au laboratoire ?
— Ben, les ceusses de d’habitude…
— C’est-à-dire ?
— Ben les trois, quoi ! Duraître, Berger, Berthier…
— C’est tout ?
— Plus la petite demoiselle qui est allée et venue…
— Le Docteur Minivier n’est pas entré ?
— Non…
— Sûr ?
— Certain !
L’arrestation du jeune toubib commence à me peser sur la conscience. Vous voyez pas qu’il soit allé aux toilettes tout à l’heure pour des raisons tout à fait naturelles ?
— Planchoni non plus ?
— Non…
— Très bien, allez me chercher Duraître…
— Bien m’sieur…
Je regarde le bull-dog tandis que son collègue disparaît.
— J’ai l’impression de collectionner l’erreur judiciaire, lui dis-je.
C’est plus à moi qu’à lui que je m’adresse.
J’ai besoin de dire à haute voix mes pensées intimes… Je dois avoir le courage de mes erreurs.
Nous n’échangeons plus une parole avant l’arrivée de Duraître. J’entraîne le médecin au laboratoire.
— Vous avez travaillé ici avec vos assistants aujourd’hui ?
— Nous avons bricolé plutôt. Vous savez, le cœur n’y était pas, avec cette histoire du vieux Maître !
— Je comprends… Vous êtes toujours restés tous les trois dans cette salle ?
— Comment cela ?
— Je vous pose ma question autrement : l’un de vous est-il demeuré seul à un moment ou à un autre ?
— Non…
— Réfléchissez bien, Docteur, c’est très grave…
Il se chope le menton entre deux doigts et s’abîme dans une gamberge prolongée. À la fin, il redresse la citrouille.
— Non, répète-t-il. Je suis certain que personne n’est demeuré seul…
— Pas même la petite Martine ?
— Elle n’a jamais séjourné ici plus de quelques minutes… Du reste, elle n’a rien à y faire…
— Je m’en doute… Ça va, doc, c’est tout ce que je voulais savoir…
CHAPITRE XIII
Puisqu’il s’agit d’un coffre à SECRETS
Duraître est un peu surpris de voir l’entretien tourner court. Seulement, j’ai besoin de me concentrer comme une boîte de lait Nestlé.
Personne n’a pu toucher ce satané coffre depuis que nous avons quitté le labo la veille au soir, le Professeur Thibaudin et moi. Cela signifie une chose : le Vieux n’a pas réglé le système de sécurité du coffre sur le mot Lido, ainsi qu’il l’avait dit. Pourquoi ? Parce qu’il n’avait pas confiance en moi ! Il est trop méfiant pour confier un tel secret à une autre personne, fût-ce à un flic… Si le vieux savant clabote, on va être obligé de découper le coffre au chalumeau pour l’ouvrir ; à moins que…
Ça me donne une idée plus lumineuse que les Champs-Élysées par une nuit d’Entente Cordiale !
Je décroche le bigophone et je demande le numéro du « Bar Baras » à Montrouge… C’est un troquet minable qui possède, en fait d’attraction, une taulière de cent trente kilos et un billard électrique tellement « bricolé » par les malfrats qui hantent l’établissement qu’il suffit de le regarder pour qu’il fasse Tilt !
La voix barrissante du tas de viande qui dirige cette usine à petits blancs demande ce que je veux. Je dis que je suis un pote de la province et que j’aimerais parler à Landolfi-la-Béquille.
Il y a la classique minute d’hésitation ; le non moins classique « Attendez-je-vais-voir-si-qu’il-est-là »… Puis la voix nasale de Landolfi me froisse les trompes d’Eustache.
— Allô !
— C’est toi, Lando ?
— Qui est à l’appareil ?
— Commissaire San-Antonio…
— Tiens…
Nouveau silence aussi poisseux qu’un berlingot sucé. Un vieux pébroque comme Landolfi a beau se tenir les pieds au sec, ça lui coupe toujours la parlote lorsqu’un perdreau le relance.
— J’ai besoin de toi, Lando…
— Ah vraiment ?
— Oui… Seulement je suis dans les Provinces franchecailles… Tu as ta tire dans les horizons ?
— Oui, mais…
— Pas de mais… Précipite-toi au volant et cramponne la route d’Évreux…
— Évreux !
— Oui, le pays où la bonne femme de la chanson voulait vendre des œufs avant de s’endormir dans le train… Fais pas comme elle !
— Mais, Monsieur le Com…
— Je t’ai dit que je ne voulais pas t’entendre bêler… À dix bornes de la ville tu verras une maison écroulée sur le bord de la route… Tout de suite après y a un chemin… Chope-le ! Tu le suis sur trois bornes et à main droite tu apercevras une grande propriété avec plein de bagnoles arrêtées… C’est là que je t’attendrai… Tâche de ne pas me faire faux bond, sinon j’irai de mes propres mains te casser ta béquille sur le bol, vu ?
49
Le casse-croûte de voyou se compose d’un demi-pain d’un kilo à l’intérieur de quoi on a fourré des oignons et des filets de hareng. Le tout est obligatoirement enveloppé dans un récent numéro de l’Humanité. (Recette Marie-Chantal.)