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Afin de donner le change[16], je m’admire complaisamment.

— Ça ne vous gêne pas sous les bras ? s’informe Martine.

Je lui chope la taille.

— Mais non, mon cœur, vous voyez, j’ai la complète liberté de mes mouvements.

Elle se débat.

— Laissez-moi, si on venait !

— Qui voulez-vous qui vienne ?

— L’un de ces messieurs… C’est ici que sont entreposés les instruments de rechange dont ils ont besoin…

— Y a-t-il un endroit tranquille où l’on ne craint pas d’être surpris ?

Elle hésite. Je lui caresse la joue d’un tendre revers de main.

— Vous y recevriez un Monsieur qui vous veut du bien ?

Elle se met à me jouer la scène deux de l’acte trois. Celle qui commence par la réplique : « Si vous me promettez d’être sage ! »

Je connais le texte par cœur. Musset s’est cloqué le médius dans l’orbite jusqu’à la clavicule en prétendant qu’on ne badinait pas avec l’amour. On ne fait au contraire que ça dans la vie française.

En conclusion, rendez-vous est pris pour cette nuit. Elle me dit qu’elle a une bouteille de crème de cassis en provenance directe de Dijon, ce qui constitue en soi un prétexte suffisant pour me recevoir nuitamment. J’accepte son aimable invitation en songeant qu’une bouteille de cassis n’a jamais constitué un rempart efficace pour protéger l’honneur d’une dame.

Ensuite elle me conduit à ma propre chambre. C’est une pièce minuscule sous les combles. Vraiment, c’est un comble[17] de loger un crack des Services Secrets dans un endroit pareil. La môme Martine s’en excuse, mais c’est la seule pièce habitable qui soit vacante. Elle ne comporte qu’un méchant lit de fer et un portemanteau. Un palace, vous m’en mettrez deux caisses. J’en ai sec, moi qui suis, vous le savez, claustrophobe sur les bords. C’est le Ritz amer, quoi !

Enfin, j’ouvrirai la tabatière…

Je regarde tour à tour mon lit et Martine, faisant une association d’idées qui lui est très perceptible. Mais visiblement elle craint d’être surprise en flagrant du lit et elle me laisse sur un sourire qui flotte longtemps après son départ dans la pièce exiguë.

Quelques minutes plus tard, c’est la fin du turbin. Dans le grand hall où moisit toujours un vieux mironton de la sourde, le Professeur Thibaudin me présente à ses collaborateurs.

Les Docteurs Minivier et Duraître sont des garçons d’une quarantaine d’années qui, par un curieux phénomène de mimétisme, se ressemblent étrangement. Cela doit venir de leurs cheveux taillés en brosse et de leur pâleur. Ils manquent d’exercice, c’est certain. Minivier est grand, avec un front bombé et un regard sombre… Duraître a un début de ventre et d’épais sourcils…

Quant aux assistants, ils sont au contraire fortement dissemblables. Berthier est presque obèse. On dirait le bonhomme Michelin, en plus dodu. Il est très jeune, très sale et sa lèvre inférieure pend comme un pétale de lis. Berger est petit, noiraud, agité, inquiet, et pourvu de tics amusants pour son entourage. Son plus marrant consiste à fermer l’œil gauche en même temps qu’il ouvre grande la bouche et secoue la tête.

Ce cher garçon passerait dans un music-hall, il ferait fortune. Quant au dernier, Planchoni, c’est un cas. Il est long avec une tête aux oreilles décollées qui lui donnent l’air d’un portemanteau. Oui, il ressemble à une patère… À une patère austère[18]. Sa blouse flotte sur son squelette comme un drapeau mouillé sur sa hampe.

En bref, les cinq personnages que voilà ne sont pas des don Juan. Leurs yeux ont tous le même reflet fatigué et fiévreux. Ces gars-là bossent trop. On devrait leur acheter un ballon et leur payer une fois la semaine une virouze chez la baronne, rue de la Pompe, la grosse qui tient le plus chouette clandé de Pantruche.

Là-bas, y a un bétail de choix : des demoiselles de la gentry pour la plupart qui ne sont pas visibles entre cinq et sept parce qu’elles prennent le thé Faubourg Saint-Germain. Même la négresse est fille de roi. Elle est très demandée à cause de ses attributs[19]

Je serre les louches de ces cinq messieurs. Tous m’octroient un coup d’œil évasif et, sans plus m’attacher d’importance, gagnent leur réfectoire, ce qui est moins intéressant que de gagner à la Loterie Nationale. Je les suis, encadré par Thibaudin et Martine.

Au fond du parc, s’élèvent les constructions dont m’a parlé le Prof.

Ce sont deux grands bungalows préfabriqués, assez gentils d’ailleurs. Ils constituent cinq chambres et une salle de séjour avec télé, radio, tourne-disques, cave à liqueurs et sofa accueillant.

Une vague ordonnance, très cavalier Lafleur, fait la tortore et la sert sans trop se soucier des convenances. Le Cul-de-Singe en question n’a jamais appris l’existence du savon, malgré la publicité forcenée que font certaines marques. Il est cracra comme une poubelle et son accoutrement ferait merveille sur la piste de Médrano.

L’homme porte un pull à col roulé, avec, pardessus, un gilet de laine. Ses manches sont retroussées et il a des gants en caoutchouc pour protéger ses menottes du contact de l’eau.

Il fume un vieux mégot en servant et n’hésite pas à tremper son pouce dans les plats pour véhiculer ceux-ci… Je me demande où le Professeur a chopé cet épouvantail… Sans doute est-ce son ancienne ordonnance ?

Au menu, il y a bisque de homard aux croûtons… (Conserves Liebig, j’accepte les envois en nature, merci) et du poulet froid conservé trop longtemps au frigo. Ses chairs sont molles. Et l’on entend à peine ses paroles ! Mais la mayonnaise est la plus noble conquête de l’homme après le cheval, même lorsqu’elle est en tube.

On s’expédie les Bresses, plus une salade trop salée… Ajoutez un calandos en plâtre véritable, une banane triste, le tout arrosé de gros rouge, et vous aurez un bath gueuleton de cantine d’usine.

L’estom navré, je quitte la table. Ces messieurs se mettent à fumer dans les fauteuils. Duraître se met au piano (j’ai omis de vous dire qu’il y en a un, à queue, comme les langoustes) et commence à jouer du Chopin comme s’il tenait absolument à faire pleuvoir. Martine, pendant ce récital, me décroche des œillades prometteuses. Elle subit l’envoûtement de la musique ; elle vit l’instant, comme toutes les femmes. Ce sont elles qui assurent la fortune des Diarée Maréno, des Louise-Marianne Ho et autres vaselinés de la glotte. Un peu de musique au coin du feu, la fumée d’une cigarette et vous pouvez déballer votre boîte à outils pour brancher les canalisations. C’est gagné… Vive la carte-postale en couleurs !

Au bout d’une heure, au cours de laquelle ces messieurs s’emmavamaverdent avec distinction, on donne le signal du couvre-feu.

Le Prof, Martine et moi-même, souhaitons un grand bonsoir circulaire et retraversons le parc pour gagner nos bases. En cours de route, on parle du temps qu’il a fait, de celui qu’il fera et de celui qu’il aurait pu faire. Le temps est le plus beau cadeau que le Bon Dieu ait fait aux hommes en général, et aux Anglais en particulier. De quoi parlerait-on si nous existions dans un beau fixe perpétuel ? Hein, vous pouvez me le dire ? L’existence ne serait plus possible ! La civilisation ferait faillite. Il y aurait une recrudescence de criminalité. Tandis que grâce au temps on use le temps. C’est comme l’amour, on en parle pour se reposer de le faire.

Et tout le monde parle du temps, les grands hommes comme les petits, les grands artistes comme Brigitte Bardot… C’est le sujet universel. Le péché originel de la conversation. Il a ses techniciens : ceux qui trouvent les nuances, ceux qui se réfèrent à des rhumatismes, ceux qui se basent sur les baromètres (les positifs) ou le bulletin de la météo (les chimériques).

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16

Pour le cours du change, prière de vous reporter à votre baveux habituel.

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17

Excusez-moi, il m’a échappé.

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18

Mince, voilà que je parle latin.

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19

Attributs nègres sont réputés.