Désorienté, le professeur d'exégèse avait dû se satisfaire des trésors que lui ouvrait son unique clé.
– Son récit montre que l'auteur principal de l'Évangile selon saint Jean connaît bien Jérusalem, qu'il y a des relations : c'est un Judéen aisé, cultivé, alors que l'apôtre Jean vit en Galilée, et qu'il est pauvre et illettré... comment pourrait-il être l'auteur du texte qui porte son nom ?
Face à lui, les visages se renfrognaient à mesure qu'il parlait. Certains secouaient la tête d'un air désapprobateur – mais personne n'intervenait. Ce silence de son auditoire, plus que tout, inquiétait Nil. Ses élèves étaient issus des familles les plus traditionalistes du pays. Triés sur le volet, pour constituer demain le fer de lance de l'Église conservatrice. Pourquoi l'avait-on nommé à ce poste ? Il était si heureux quand il travaillait tranquillement, pour lui seul !
Nil savait qu'il ne pourrait pas leur livrer toutes ses conclusions. Jamais il n'aurait imaginé que l'enseignement de l'exégèse deviendrait un jour un exercice acrobatique et périlleux. Quand il était étudiant, à Rome, aux côtés d'un Rembert Leeland chaleureux et fraternel, tout semblait si facile...
Le premier coup de la messe se mit à sonner lentement.
– Je vous remercie : à la semaine prochaine.
Les étudiants se levèrent et rangèrent leurs notes. Au fond de la salle un séminariste en soutane, le crâne rasé de près, s'attarda un instant à écrire quelques lignes sur un petit carré de papier – de ceux que les moines utilisent pour communiquer entre eux sans rompre le silence.
Pendant qu'il pliait le papier en deux, en pinçant les lèvres, Nil remarqua distraitement qu'il se rongeait les ongles. Il se leva enfin, et passa devant son professeur sans lui adresser un regard.
Tandis que Nil revêtait les ornements sacerdotaux dans la sacristie qui fleurait bon la cire fraîche, une soutane se glissa dans la salle commune et s'approcha des casiers réservés aux pères. Après un coup d'œil circulaire, s'assurant qu'il n'y avait personne dans la pièce, une main aux ongles martyrisés glissa un carré de papier, plié en deux, dans le casier du révérend père abbé.
12.
N'étaient les appliques vénitiennes qui diffusaient une chaude lumière tamisée, la salle aurait pu paraître sinistre. Tout en longueur, sans fenêtres, elle n'était meublée que d'une table de bois ciré, derrière laquelle s'alignaient treize sièges adossés au mur. Au centre une sorte de trône en style napolitain-angevin, tapissé de velours pourpre. Et de part et d'autre, six fauteuils plus simples aux accoudoirs en tête de lion.
Le lambris précieux de la porte d'entrée dissimulait un épais blindage.
Cinq mètres environ séparaient la table du mur d'en face, totalement nu. Totalement ? Non. Un panneau de bois sombre était enchâssé dans la maçonnerie. Détachant sa pâleur livide sur l'acajou du bois, un crucifix sanguinolent, d'inspiration janséniste, formait une tache presque obscène sous les feux croisés de deux spots dissimulés juste au-dessus du trône central.
Jamais ce trône n'avait été occupé, jamais il ne le serait : il rappelait aux membres de l'assemblée que la présence du Maître de la Société Saint-Pie V était toute spirituelle, mais éternelle. Depuis quatre siècles, Jésus-Christ, Dieu ressuscité, siégeait ici en esprit et en vérité, entouré de douze fidèles apôtres, six à sa droite et six à sa gauche. Exactement comme lors du dernier repas qu'il avait pris avec ses disciples, deux mille ans plus tôt, dans la salle haute du quartier ouest de Jérusalem.
Chacun des douze fauteuils était occupé par un homme revêtu d'une aube très ample, le capuchon rabattu sur la tête. Devant chaque visage, un simple linge blanc était agrafé par deux boutons-pression à hauteur des pommettes : le bas du visage masqué, on ne pouvait voir que deux yeux et le départ d'un front.
Ainsi disposés en ligne face au mur, il aurait fallu à chacun se pencher en avant et tourner la tête à quarante-cinq degrés pour apercevoir la silhouette de ses compagnons de table. Pareille contorsion était évidemment proscrite, de même qu'il était entendu qu'on montrerait ses mains le moins souvent possible. Avant-bras croisés sur la table, les ouvertures des larges manches étaient prévues pour s'encastrer naturellement, recouvrant les poignets et les mains des participants.
Lorsqu'ils parlaient, les membres de cette assemblée ne s'adressaient donc pas directement les uns aux autres, mais à l'image sanglante placée en face d'eux. Si chacun pouvait entendre – sans tourner la tête – ce qui était dit, c'est parce que le Maître, muet sur son crucifix, y consentait.
Dans cette pièce dont le commun des mortels ignore jusqu'à l'existence, la Société Saint-Pie V tenait sa trois mille six cent troisième réunion depuis sa fondation.
Placé à la droite du trône vide, un seul participant avait dégagé à plat sur la table – totalement nue – ses mains potelées : à son annulaire droit, un jaspe vert foncé lança des feux quand il se leva, et lissa machinalement son aube sur un abdomen légèrement proéminent.
– Mes frères, trois questions extérieures dont nous avons déjà débattu ici même doivent retenir aujourd'hui notre attention, et une quatrième, intérieure et... douloureuse pour chacun d'entre nous.
Un silence total accueillit cette déclaration : chacun attendait la suite.
– À la demande du cardinal-préfet de la Congrégation, vous avez été saisis d'un petit problème surgi récemment en France, dans une abbaye bénédictine soumise à très stricte surveillance. Vous m'avez alors donné carte blanche pour le résoudre. Eh bien, j'ai le plaisir de vous annoncer que le problème a été traité de façon satisfaisante : le moine dont les propos récents nous inquiétaient n'est désormais plus en mesure de nuire à la Sainte Église catholique.
Un assistant souleva légèrement ses avant-bras joints sous ses manches, pour signifier qu'il allait parler :
– Vous voulez dire qu'il a été... supprimé ?
– Je n'emploierais pas ce terme, offensivum auribus nostris1. Sachez qu'il est tombé malencontreusement du Rome express qui le ramenait à l'abbaye, et qu'il est mort sur le coup. Les autorités françaises ont conclu à un suicide. Je le recommande donc à vos prières : le suicide, vous le savez, est un crime terrible contre le créateur de toute vie.
– Mais... frère recteur, n'était-il pas dangereux de faire appel à un agent étranger pour rendre le... suicide possible ? Sommes-nous vraiment assurés de sa discrétion ?
– J'ai rencontré le Palestinien lors de mon séjour au Caire, il y a des années : depuis, il s'est toujours révélé très fiable. Ses intérêts rejoignent les nôtres en cette occasion, il l'a parfaitement compris. Il s'est fait aider par une vieille connaissance à lui, un agent israélien : les hommes du Fatah et du Mossad se combattent farouchement, mais ils savent parfois s'épauler pour affronter une cause commune – et c'est précisément le cas ici, ce qui sert nos projets. Seul compte le résultat : les moyens employés doivent être efficaces, rapides, définitifs. Et je me porte garant de la discrétion absolue de ces deux agents. Ils sont très bien rémunérés.
– Précisément : les milliers de dollars dont vous nous avez parlé représentent une somme considérable. Cette dépense est-elle bien justifiée ?
Le recteur, chose rare, se tourna vers son interlocuteur.
– Mon frère, cet investissement est ridicule en comparaison des profits qu'il peut générer. Et que j'estime, non pas en milliers, mais en millions de dollars. Si nous parvenons à nos fins, nous disposerons enfin des moyens de notre mission. Rappelez-vous la fortune soudaine, et immense, des Templiers : eh bien, nous allons puiser à la même source qu'eux. En réussissant, là où ils ont fini par échouer.