Une ombre se détacha du mur et vint vers lui.
– Alors ?
Pierre le regardait avec arrogance.
« Jamais il n'acceptera l'échec, jamais il n'acceptera d'être mon obligé en se réfugiant ainsi chez moi, comme jamais il n'a accepté les relations privilégiées que j'avais avec Jésus. »
– Alors, Pilate a autorisé que le corps de Jésus soit descendu de la croix, hier au soir. Comme il était trop tard pour lui donner les soins rituels, on l'a déposé provisoirement dans un tombeau proche, qui se trouve appartenir à Joseph d'Arimathie, un sympathisant.
– Qui a transporté le corps ?
– Nicodème à la tête, Joseph aux pieds. Et quelques femmes qui jouaient le rôle de pleureuses, les habituées que nous connaissons bien, Marie de Magdala et ses amies.
Pierre mordit sa lèvre inférieure, et frappa du poing dans sa paume gauche.
– Quelle honte, quelle... quelle déchéance ! Le dernier hommage est toujours rendu à un mort par les membres de sa famille ! Ni Marie, ni son frère Jacques n'étaient là... rien que des sympathisants ! Le Maître est vraiment mort comme un chien.
Le Judéen le regarda avec ironie.
– Est-ce la faute de Marie sa mère, de Jacques et de ses trois autres frères, de ses sœurs, si les préparatifs de votre insurrection se sont déroulés dans le plus grand secret ? Est-ce leur faute si tout a basculé, en quelques heures, de façon tragique et inattendue ? Est-ce leur faute si Caïphe a menti, si Jésus a été conduit chez Pilate hier matin ? S'il a été crucifié séance tenante, sans procès ? À qui la faute ?
Pierre baissa la tête. C'est lui qui s'était acoquiné avec ses anciens amis zélotes, lui qui avait convaincu Judas de jouer le sale rôle, lui qui était responsable de tout finalement. Il le savait, mais ne pouvait le reconnaître. Pas devant cet homme, cet usurpateur, qui poursuivit avec force :
– Où étais-tu, quand on a couché Jésus sur la poutre, quand on a enfoncé les clous dans ses poignets ? Hier midi j'étais là, moi, caché dans la foule. J'ai entendu l'horrible bruit des coups de marteau, j'ai vu le sang et l'eau couler de son torse quand le légionnaire l'a achevé d'un coup de lance. Je suis le seul ici à pouvoir témoigner que Jésus le nazôréen est mort comme un homme, sans une plainte, sans un reproche pour nous qui l'avions fait tomber dans ce traquenard. Où étiez-vous, tous ?
Pierre ne répondit rien. La trahison de Caïphe, Jésus livré aux Romains, ces événements inattendus avaient réduit à néant les préparatifs de l'insurrection. Comme les autres, au moment où le Maître agonisait il se cachait quelque part dans la ville basse. Le plus loin possible des légionnaires romains, le plus loin possible de la porte ouest de Jérusalem et de ses croix. Oui, celui-là était le seul présent, lui seul avait vu, lui seul pourrait désormais témoigner de la mort de Jésus, de son courage et de sa dignité. À partir de maintenant il allait s'en prévaloir à chaque instant, se hausser sur ses ergots, l'imposteur !
Il fallait qu'il reprenne l'initiative. Le chef ici, c'était lui. Il attira son interlocuteur vers une fenêtre.
– Viens, nous avons à parler.
Pierre contempla un instant la nuit. Tout était sombre à Jérusalem, et le ciel lui-même. Il se retourna, rompit le lourd silence :
– Deux problèmes urgents. D'abord, le cadavre de Jésus : aucun de nous n'acceptera qu'il soit jeté à la fosse commune, comme le sont tous les condamnés à mort. Ce serait une insulte à sa mémoire.
Le Judéen jeta un coup d'œil aux formes indistinctes, prostrées le long des murs de la salle haute. Évidemment, aucun de ceux-là ne pouvait offrir au supplicié une sépulture décente. Joseph d'Arimathie n'accepterait pas que le corps de Jésus reste durablement dans son caveau familial. Il fallait trouver autre chose.
– Il y a peut-être une solution... Les esséniens ont toujours considéré Jésus comme l'un des leurs – même si lui, il n'a jamais accepté d'être membre de leur secte. Pendant longtemps j'ai fait partie de leur communauté laïque : je les connais bien. Ils accepteront certainement de déposer son cadavre dans une de leurs nécropoles du désert.
– Peux-tu les contacter sans tarder ?
– Eliézer habite tout près d'ici, je m'en charge. Et le deuxième problème ?
Pierre planta ses yeux dans ceux de son interlocuteur : la lune à cet instant sortit d'un nuage, et accentua les traits rugueux de son visage. C'est l'ancien zélote qui répondit, d'une voix dure :
– L'autre problème, c'est Judas. Et celui-là, c'est moi qui m'en charge.
– Judas ?
– Sais-tu qu'il est allé ce matin faire un scandale au Temple ? Sais-tu qu'il a accusé le grand-prêtre de félonie, et qu'il a pris Dieu à témoin entre Caïphe et lui, devant la foule ? Selon les superstitions juives, l'un des deux doit maintenant mourir de la main de Dieu. Caïphe le sait, et va le faire arrêter : alors il parlera. Toi et moi, moi surtout, nous serons démasqués. Pour les prêtres, c'est sans importance. Mais pense aux sympathisants : s'ils apprennent que c'est à cause de nous que Jésus a été capturé – même si nous n'avions d'autre intention que d'assurer sa sécurité –, c'en est fini de l'avenir. Tu comprends ?
Stupéfait, le Judéen dévisagea le Galiléen : « Quel avenir, misérable rescapé d'une aventure avortée ? Quel autre avenir que de retourner à tes filets de pêche, que tu n'aurais jamais dû quitter ? »
Il ne répondit rien. Pierre baissa la tête, son visage rentra dans l'ombre.
– Cet homme a perdu la tête, il est devenu dangereux. Il faut faire quelque chose pour écarter ce danger-là. N'y pense plus : Judas, je m'en charge.
Et sa main gauche, instinctivement, caressa sa cuisse gauche contre laquelle frottait la sica.
1 Les juifs aisés se faisaient souvent construire des maisons sur le modèle romain : toutes les pièces du rez-de-chaussée donnaient sur une galerie couverte, dont la toiture collectait les eaux de pluie dans une vasque centrale.
14.
Actes des Apôtres
Laissant le Judéen interloqué, Pierre quitta la salle, traversa l'impluvium et se glissa dehors. Dans cette aube incertaine du samedi de la pâque, les rues seraient vides : il savait où trouver Judas.
Il se faufila dans la ville basse. Un dédale de ruelles, de plus en plus étroites, aucune n'était plus pavée : le sable crissait sous ses sandales.
Il frappa à une porte.
Le visage effrayé d'une femme voilée apparut dans l'embrasure.
– Pierre ! Mais... à cette heure-là ?
– Ce n'est pas toi que je viens voir, femme. C'est l'Iscariote. Est-il ici ?
Elle le laissa dehors, et baissa la voix :
– Oui, il est arrivé dans la nuit, affolé. Vraiment, il semblait hors de lui... Il m'a suppliée de le cacher jusqu'à la fin de la fête. Il dit qu'il a accusé publiquement le grand-prêtre Caïphe de forfaiture, et qu'il a pris Dieu à témoin : l'un des deux doit mourir, maintenant.
– Tu ne crois pas à tout cela, n'est-ce pas ?
– Je suis une disciple de Jésus, comme toi : il nous a délivrés de toutes ces fables qui asservissent le peuple.
Pierre lui sourit :
– Alors, tu n'as rien à craindre, je suis venu pour rassurer Judas. Dieu est juste, il connaît la droiture de son cœur. Judas a eu tort de le prendre à témoin entre lui et le grand-prêtre. Demande-lui de sortir, je veux lui dire un mot.
La femme hésita, regarda Pierre et referma devant lui la porte.
L'apôtre fit quelques pas : trois maisons basses fermaient cette impasse, les volets extérieurs étaient tirés. Jérusalem dormait encore, après une nuit passée à réciter le Seder pascal.
Un bruit le fit tressaillir, il se retourna : Judas était devant lui.