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– Pierre ! Shalom !

Il était très pâle, ses yeux cernés et sa chevelure en broussaille lui donnaient un air hagard. Avec inquiétude il dévisagea Pierre, qui ne répondit pas à son salut et hocha seulement la tête. Judas prit les devants.

– Si tu savais... Nous avons été trahis, Pierre, trahis par le grand-prêtre en personne. Il avait juré que la vie de Jésus serait protégée. Et hier à l'aube j'ai vu le Maître conduit chez Pilate, enchaîné. Alors...

– Alors, tu es devenu fou ! – la voix de Pierre était tranchante.

– Alors, j'ai voulu rappeler à Caïphe notre accord. Et j'ai pris Dieu à témoin entre lui et moi.

– Sais-tu ce que cela signifie, selon vos absurdes croyances ?

Judas baissa la tête, noua nerveusement ses mains.

– Tout serment engage l'Éternel. Caïphe a juré devant moi, il m'a remis de l'argent comme gage de sa foi, et pourtant Jésus est mort comme un malfaiteur ! Oh oui, l'Éternel seul peut être juge d'une telle infamie.

– Jésus ne nous a-t-il pas répété qu'il ne fallait pas jurer devant le trône de Dieu, car c'est l'insulter ?

Judas secoua la tête.

– Dieu juge, frère, Dieu doit juger l'infamie des hommes...

« Voilà ce que les prêtres ont fait de nous, songea Pierre, des esclaves de croyances absurdes. C'est de cela d'abord qu'il faut libérer Israël : et si ce n'est pas avec Jésus, ce sera sans lui. Mais Judas est définitivement perdu. Trop tard pour lui. »

– Et alors, Judas ?

– Alors, tout est terminé. Il ne nous reste plus qu'à retourner en Galilée, pour expier la mort du Maître tant que nous vivrons. Tout est terminé, Pierre !

L'apôtre fit un pas vers Judas, qui le regarda s'avancer avec méfiance. Pour le rassurer, Pierre lui adressa un sourire – cet homme est une victime du pouvoir juif, qu'il meure en paix ! Puis il dégaina sa sica, et d'un geste vif, comme il l'avait appris autrefois chez les zélotes, l'enfonça dans le bas-ventre de Judas. Avec une grimace de dégoût, il remonta vers le haut jusqu'à ce qu'il sente l'obstacle du sternum.

– Dieu a jugé, Judas, souffla-t-il dans son visage. Dieu juge toujours : Caïphe continuera de vivre, pour le malheur d'Israël.

Les yeux écarquillés d'horreur, Judas, sans un cri, tomba en avant, ouvert par le milieu, et ses entrailles se répandirent sur le sable.

Pierre recula lentement, et inspecta l'impasse : rien n'avait bougé, il n'y aurait aucun témoin. Lentement, il essuya sa courte épée sur l'intérieur de sa tunique. Puis il leva les yeux. Le gai soleil de la pâque venait éclairer la terre d'Israël, lui rappelant le départ de la servitude d'Égypte, et le franchissement miraculeux des eaux de la mer Rouge.

Ce jour-là, un peuple était né, le Peuple de Dieu. Douze tribus avaient ensuite nomadisé dans le désert avant de se fixer en Canaan : l'ancien Israël, qui était arrivé à bout de souffle. Un Nouvel Israël devait naître, emmené cette fois-ci par douze apôtres. Ils n'étaient plus que onze ? Dieu nommerait lui-même le remplaçant de Judas.

Mais jamais le Judéen, le prétendu disciple bien-aimé, ne ferait partie des Douze.

Jamais.

Pierre enjamba le corps de Judas. Quand il serait découvert, tout le monde penserait à un règlement de comptes entre zélotes : l'éventration de leurs ennemis était leur signature habituelle. Il jeta un dernier coup d'œil au cadavre :

« Désormais, je suis la pierre sur laquelle se bâtira l'Église, et la mort n'aura pas de pouvoir contre nous. Tout n'est pas terminé, Judas. »

15.

Deux jours s'étaient écoulés depuis la mort d'Andrei. Nil contemplait sa table encombrée de papiers, le résultat d'années de recherches. Il pensait avoir élucidé les véritables circonstances de la mort de Judas : tout s'était noué pendant ces quelques jours qui avaient précédé la crucifixion. Puis Judas avait été assassiné, il ne s'était pas pendu. Les événements qui allaient s'ensuivre ne pouvaient se comprendre qu'en fouillant les textes pour parvenir, au-delà de ce qu'ils disent, à ce qu'ils laissent entendre. L'Histoire n'est pas une science exacte : sa vérité provient de la confrontation des indices accumulés.

Il devait maintenant appliquer la même méthode au mystérieux billet découvert dans la main de son ami mort. Pour cela, il fallait qu'il accède à la bibliothèque historique. Le nouveau bibliothécaire ne serait nommé qu'après les obsèques, qui étaient prévues pour demain.

Il ferma les yeux, se laissa envahir par le souvenir.

– Père Nil, je viens d'apprendre qu'en travaillant à la restauration de Germigny, les ouvriers ont mis au jour une inscription ancienne. Je voudrais voir cela, pouvez-vous m'accompagner ? Je dois photographier des manuscrits à Orléans, la route passe devant Germigny-des-Prés...

Ils se garèrent sur la place du petit village. Nil aimait revoir cette église : l'architecte de Charlemagne avait voulu reproduire en miniature la cathédrale d'Aix-la-Chapelle, construite vers l'an 800. Ses précieux vitraux en albâtre créaient à l'intérieur une atmosphère saisissante d'intimité et de recueillement.

Ils s'avancèrent au seuil du sanctuaire.

– Voyez comme c'est encore enveloppé de mystère !

Le chuchotement d'Andrei était rendu à peine audible par le bruit des marteaux qui attaquaient le mur du fond : pour déposer les vitraux, les ouvriers avaient dû retirer l'enduit qui les entourait. Entre deux ouvertures, juste dans le prolongement de la nef, on distinguait dans la pénombre un trou béant. Andrei s'approcha.

– Pardonnez-moi messieurs, je voudrais jeter un coup d'œil sur une dalle que vous avez trouvée, paraît-il, en effectuant vos travaux.

– Ah, la pierre ? Oui, on a trouvé ça sous une couche d'enduit. On l'a déchaussée du mur et déposée dans le croisillon de gauche.

– Nous pouvons l'examiner ?

– Sans problème, vous êtes bien les premiers à vous y intéresser.

Les deux moines firent quelques pas et aperçurent sur le sol une dalle carrée, dont les bords laissaient voir la trace d'un scellement. Andrei se pencha, puis mit un genou en terre.

– Ah... le scellement est manifestement d'origine. Située comme elle l'était, cette dalle se trouvait directement sous les yeux des fidèles. Elle revêtait donc une importance particulière... Puis – voyez – on l'a recouverte ensuite d'un enduit qui a l'air plus récent.

Nil partageait l'excitation de son compagnon. Ces hommes n'évoquaient jamais l'Histoire comme une époque révolue : le passé était leur présent. À cet instant précis, ils entendaient une voix, par-dessus les siècles : celle de l'empereur qui donna l'ordre de graver cette pierre, et voulut qu'elle soit scellée dans un emplacement aussi remarquable.

Andrei sortit son mouchoir, et essuya délicatement la surface de la pierre.

– L'enduit est du même type que ceux des églises romanes. Cette dalle a donc été recouverte, deux ou trois siècles après avoir été posée : on a éprouvé un jour le besoin de cacher l'inscription au public. Qui donc avait intérêt à la dissimuler ainsi ?

Des caractères apparaissaient sous l'enduit qui partait en poussière.

– Une écriture carolingienne. Mais... c'est le texte du Symbole de Nicée !

– Le texte du Credo ?

– En effet. Je me demande pourquoi on a voulu le mettre ainsi en évidence, sous les yeux de tous, dans cette église impériale. Surtout, je me demande...

Andrei resta un long moment devant l'inscription, puis se releva, s'épousseta et posa la main sur l'épaule de Nil.

– Mon ami, il y a dans cette reproduction du Symbole de Nicée quelque chose que je ne comprends pas : je n'ai encore jamais vu ça.

Ils prirent rapidement un cliché de face, et sortirent au moment où les ouvriers fermaient le chantier pour la pause de midi.