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Nil eut un instant d'hésitation. Puis il revit le visage de son ami, assis en face de lui sur ce fauteuil. « La vérité, Nil : c'est pour la connaître que vous êtes entré dans cette abbaye ! » Il glissa le trousseau dans sa poche, franchit les quelques mètres de couloir qui le séparaient de l'aile nord et de sa bibliothèque.

Sciences historiques : s'il franchissait cette porte, il devenait un rebelle.

Il jeta un coup d'œil derrière lui : les deux couloirs de l'aile centrale et de l'aile nord étaient vides.

Résolument, il introduisit l'une des deux petites clés dans la serrure : sans un bruit, elle tourna.

Le père Nil, paisible professeur d'exégèse, moine observant qui n'avait jamais enfreint la moindre règle de l'abbaye, ouvrit la porte et fit un pas en avant : en entrant dans la bibliothèque nord, il entrait en dissidence.

16.

Évangile selon Matthieu

– Que font-ils là-haut ?

Ils étaient assis sur un des bancs en pierre de l'impluvium. L'aube du dimanche de Pâque s'annonçait, la maison était silencieuse. Comme son hôte, Pierre était épuisé. « Deux nuits sans sommeil, notre dernier vrai repas remonte à jeudi soir, dans la salle haute avec Jésus. Ensuite, l'arrestation, la mort du Maître. Et Judas éliminé. »

De larges cernes creusaient son visage. Il répéta sa question :

– Que font-ils donc là-haut ?

– Tu devrais le savoir : n'as-tu pas passé toute la journée d'hier enfermé ici, tandis que moi j'étais en tractations avec les esséniens ?

Le Judéen ne mentionna pas la brève sortie effectuée par Pierre la veille au matin. En le voyant se glisser dans la rue, la main plaquée sur sa cuisse gauche, il avait deviné. Plus tard dans la journée, il avait entendu les rumeurs de Jérusalem : le Galiléen assassiné par un zélote était celui qui avait pris Dieu à témoin entre Caïphe et lui, hier. Sa mort était normale : Dieu avait jugé, et choisi l'Iscariote.

– Je crois – Pierre eut un sourire amer – que la plupart dorment maintenant. Dis-moi, les esséniens sont-ils disposés à nous aider ?

– Oui, j'ai de bonnes nouvelles. Ils considèrent que Jésus est un Juste d'Israël, et sont prêts à lui offrir une sépulture dans un de leurs cimetières. Le transfert ne peut avoir lieu avant que sonne le schofar qui annonce la fin de la pâque : tu sais que les esséniens sont très à cheval sur les questions d'impureté rituelle, ils ne toucheront jamais un cadavre tant que la fête n'est pas officiellement terminée. Dans une heure.

Pierre lui jeta un regard circonspect.

– Où vont-ils l'enterrer ? À Qumrân ?

Le Judéen prit son temps avant de répondre. Il fixa Pierre bien en face.

– Je n'en sais rien, ils ne me l'ont pas dit.

« Ils me le diront, mais tu ne le sauras pas.

Pas toi, jamais. »

17.

Nil referma doucement la porte de la bibliothèque. Pendant longtemps il était entré ici librement. Mais à la création du scolasticat on avait modifié les serrures : il n'avait pas mis les pieds dans cette partie de l'aile nord depuis quatre ans.

Il reconnut l'odeur familière, et à première vue il lui sembla que rien n'avait changé. Que de fois il était venu ici, attirer à lui un nouveau livre ! C'est-à-dire faire la connaissance d'un nouvel ami, entamer un nouveau dialogue. Les livres sont de sûrs compagnons : ils se donnent totalement, sans réserve, à celui qui sait les interroger avec tact mais aussi avec ténacité. Et Nil avait été extraordinairement tenace.

Plongé dès son enfance dans une ambiance matérialiste, où le seul dieu vénéré était la réussite sociale, il avait un jour entrevu une lumière. Comment ? Sa mémoire avait perdu cette trace. Mais ce jour-là il avait su que la réalité du monde ne se limite pas à ce que nous en percevons, aux seules apparences. En lui était alors née une évidence : connaître ce qu'il y a au-delà des apparences, là était l'entreprise la plus extraordinaire, celle qui justifiait qu'un homme mobilise toutes les forces d'une vie.

L'aventure intérieure lui sembla dès lors la seule à légitimer une vie d'homme libre. Et la recherche de l'au-delà des apparences, la seule qui ne soit assujettie à aucune pression extérieure.

Ce qu'il ignore au moment où il pénètre dans la bibliothèque de l'aile nord, c'est qu'il a tort. Puisqu'il a dû franchir cette porte par effraction, et que son unique ami à l'abbaye est mort – peut-être parce qu'il la franchissait trop souvent.

Devant lui, des dizaines d'épis alignaient le savoir historique du monde.

– Les livres ne donnent pas le savoir, lui avait dit Andrei. Ils sont une nourriture à l'état brut. C'est à vous de la digérer, c'est à dire de la déconstruire en lisant, puis de la reconstruire en vous. J'ai beaucoup étudié Nil, mais j'ai peu appris. N'oubliez pas ce que vous cherchez : le mystère même de Dieu, qui se trouve au-delà des mots. Les mots et les idées contenus dans les livres vous emmèneront dans des directions très différentes, selon que vous saurez les agencer. Tout est là, présent dans ces livres : mais la plupart n'y voient que des pierres posées en désordre sur les étagères. À vous d'en faire un édifice cohérent. Seulement, méfiez-vous : toutes les architectures ne sont pas acceptables, et toutes ne sont pas acceptées. Tant que vous resterez dans ce qui est idéologiquement correct, vous n'aurez aucun problème. Répétez ce qu'on a dit avant vous, refaites le même édifice qui a déjà reçu sa consécration du passé, et vous serez honoré. Mais si vous bâtissez, avec ces mêmes pierres, un édifice nouveau, alors prenez garde à vous...

Nil reconnut les premiers épis : XXe siècle. Le bibliothécaire de l'après-guerre – il reposait maintenant au cimetière – n'avait pas suivi rigoureusement la Classification universelle de Dewey, mais la plus commode pour l'usage des moines, chronologique. Les épis qui intéressaient Nil se trouvaient donc tout au bout. Il avança.

Et ses yeux s'écarquillèrent.

Il y a encore quatre ans, deux épis suffisaient à contenir les matériaux du Ier siècle, classés par origine géographique : Palestine, reste du Moyen-Orient, Occident latin, Occident grec... Or ce qu'il avait devant les yeux, c'est une demi-douzaine d'épis. Il se dirigea vers la zone Palestine : presque deux épis entiers ! Des textes qu'il avait cherchés en vain dans la seule partie de la bibliothèque à laquelle il avait accès, les Midrashim de l'époque pharisienne, les psaumes et textes de sagesse qui ne figurent ni dans l'Ancien ni dans le Nouveau Testament...

Faisant encore quelques pas, il arriva devant un épi qui portait pour seule étiquette : « Qumrân ». Il commençait à effleurer les livres, quand il s'arrêta brusquement. Là, classé entre les éditions des manuscrits de la mer Morte, son doigt venait de se poser sur un gros volume. Aucun nom d'auteur ou d'éditeur ne figurait sur la tranche, seulement trois lettres, tracées de la main du père Andrei : M M M.

Le cœur battant, Nil tira le livre à lui. M M M, c'étaient les trois lettres qu'Andrei avait écrites, juste avant de mourir !

Sous la lumière incertaine du plafonnier, il ouvrit l'ouvrage. Ce n'était pas un livre, mais une liasse de photocopies : Nil reconnut immédiatement la calligraphie caractéristique des manuscrits de la mer Morte. Ainsi, M M M signifiait tout simplement « Manuscrits de la mer Morte »... D'où provenaient ces textes ?

Au bas de la première page, il déchiffra un tampon à l'encre bleue délavée : « Huntington Library, San Marino, California ».