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Les manuscrits des Américains !

Un jour, Andrei lui avait dit – en baissant la voix, bien que la porte de son bureau soit fermée :

– Les manuscrits de la mer Morte ont été découverts juste avant la création de l'État d'Israël, en 1947-1948. Dans la pagaille qui régnait alors, cela a été une foire d'empoigne où chacun a essayé d'acheter – ou de voler – le plus possible de ces rouleaux, dont on se doutait qu'ils allaient révolutionner le christianisme. Les Américains en ont raflé une quantité importante. Depuis, l'équipe internationale chargée de la publication de ces textes a fait l'impossible pour en retarder la parution. Voyant cela, la Huntington Library a décidé de publier tout ce qu'elle possédait, en photocopie et avec une diffusion confidentielle. J'espère qu'un jour – il avait eu un sourire malicieux – nous pourrons en posséder un exemplaire ici. Ce sont des samizdats : comme à la pire époque soviétique, on est obligé de faire circuler ces textes sous le manteau !

– Pourquoi, père Andrei ? Qui bloque l'édition de ces manuscrits ? Et pourquoi a-t-on peur qu'ils soient enfin dévoilés ?

Comme parfois lors de leurs conversations, Andrei s'était muré dans un silence gêné. Et il avait parlé d'autre chose.

Nil hésita un instant : normalement, il ne pouvait pas emprunter cet ouvrage. Chaque fois qu'un moine prend un livre sur les rayonnages, il doit déposer à sa place un « fantôme », une fiche portant sa signature avec la date d'emprunt. Ce système évite la perte des livres, mais il permet aussi de surveiller les travaux intellectuels des moines. Nil savait que, depuis quelque temps, cette surveillance était rigoureuse.

Sa décision fut vite prise : « Le remplaçant d'Andrei n'est pas encore nommé. Avec un peu de chance, personne ne s'apercevra de la disparition d'un livre sans fantôme, pendant une seule nuit. »

Comme un voleur, son butin serré contre sa poitrine, il se dirigea vers la sortie et se glissa hors de la bibliothèque : le couloir de l'aile nord était désert.

Il disposait d'une nuit : une longue nuit de travail clandestin.

Dans l'épi « Qumrân » de la bibliothèque historique, un trou béant sans son fantôme signalait qu'un moine, aujourd'hui, avait violé une des règles les plus strictes de l'abbaye Saint-Martin.

18.

À quelques kilomètres, tandis qu'au cœur de la nuit Nil tournait les pages du M M M sous l'abat-jour de sa cellule (il avait obturé le carreau de sa fenêtre par une serviette, second geste de dissidence de la journée), deux hommes descendaient silencieusement d'une voiture couverte de poussière. Soufflant sur ses doigts raidis par le froid de novembre, le chauffeur contempla la petite église dont les vitraux en albâtre luisaient doucement dans la nuit. Sentant monter en lui la vague puissante de l'excitation, il frissonna, et son visage se figea brusquement.

L'autre passager fit un pas en avant et inspecta les environs : le village dormait. Devant eux, les palissades disjointes du chantier seraient faciles à écarter, et laisseraient aisément passer la dalle. Un jeu d'enfant !

Il se retourna.

– Bismillah, yallah1 !

Son compagnon saisit une sacoche de cuir.

– Ken, baruch Adônai2 !

Quelques minutes plus tard ils ressortaient, portant péniblement une lourde dalle de pierre. Tandis qu'ils se faufilaient entre les planches de la palissade, le chauffeur fit effort pour maîtriser les battements de son cœur : « Il faudrait que je me calme... »

La place du village était toujours aussi déserte et silencieuse. Ils calèrent la dalle dans le coffre, puis il reprit place devant le volant, et poussa un soupir : la route serait longue jusqu'à Rome... Avant qu'il ne referme la portière, l'ampoule du plafonnier éclaira ses cheveux blonds, dans lesquels se perdait une cicatrice qui partait de son oreille gauche.

Le jaspe tacheté de rouge et serti d'argent de Mgr Calfo jeta un bref éclat, tandis que sa main potelée parcourait la splendide chevelure de la fille. Il aurait aimé reproduire, à la fin de ce XXe siècle, les raffinements de l'Antiquité : le sous-sol de Rome témoigne que lupanars et temples des divinités formaient toujours une unité organique. La même porte menait aux sources d'une même extase.

Dans le calme de son appartement proche du Castel San Angelo, d'où l'on apercevait en se penchant le dôme majestueux surplombant le tombeau de Pierre, il se contentait de n'avoir ce soir pour tout vêtement que sa bague épiscopale.

« L'union du divin et du charnel... Si Dieu s'est fait homme en Jésus-Christ, c'est pour réaliser cette union. Allez, ma jolie, fais-moi monter au ciel ! »

1 Au nom de Dieu, on y va ! (arabe).

2 Oui, Dieu soit béni ! (hébreu).

19.

Évangiles selon Marc et Luc

Depuis le Temple, le son guttural du schofar salua le soleil qui marquait la fin de la pâque, ce dimanche 9 avril au matin. Quatre jeunes hommes pénétrèrent d'un pas décidé dans le cimetière situé devant la porte ouest de Jérusalem. L'un d'eux portait un levier : il faudrait faire rouler de côté une pierre tombale, elles étaient extrêmement lourdes. Ils avaient l'habitude.

En entrant dans le tombeau, ils trouvèrent le cadavre d'un supplicié simplement posé sur une dalle centrale, portant des traces profondes de flagellation et les marques de la crucifixion. Sur le côté, une plaie vive laissait encore suinter un peu de sang. Ils poussèrent un gémissement :

– Éternel ! Vois ce qu'ils font de tes fils, les prophètes d'Israël ! Que la malédiction de ce sang versé retombe sur eux ! Tant de souffrances pour ce Juste !

Après avoir récité le Qaddish, ils enfilèrent leur longue robe blanche : le transfert d'un cadavre en terre pure représentait pour eux un acte religieux, l'habit blanc était requis. De plus, il les identifierait aux yeux des pèlerins juifs – qui avaient l'habitude de voir des esséniens transporter certains cadavres, pour les réinhumer dans leurs cimetières.

Deux d'entre eux s'apprêtèrent à transporter le corps. Mais tout s'était déroulé très vite vendredi soir, les proches allaient certainement venir terminer la toilette mortuaire. S'ils découvraient le tombeau vide, ce serait la panique : il fallait les prévenir.

Deux hommes, toujours revêtus de leur robe blanche, s'installèrent commodément, l'un à la tête, l'autre au pied de la dalle mortuaire, tandis que leurs compagnons portant le cadavre commençaient le long voyage vers l'une des nécropoles esséniennes du désert.

Ils n'eurent pas longtemps à attendre : le soleil était encore bas sur l'horizon quand ils entendirent des pas furtifs. Des femmes de l'entourage de Jésus.

Quand elles virent la lourde pierre tombale roulée de côté, les femmes eurent un haut-le-corps. L'une d'elles fit un pas en avant, et poussa un hurlement de terreur : deux êtres vêtus de blanc se tenaient debout, dans l'antre sombre de la tombe, et semblaient les attendre. Terrorisée, elle balbutia une question, à laquelle ils répondirent posément. Quand ils firent mine de sortir pour leur donner plus de détails, les femmes tournèrent les talons et s'enfuirent, piaillant comme un vol d'oiseaux.

Les deux esséniens haussèrent les épaules. Pourquoi les apôtres de Jésus avaient-ils envoyé des femmes, au lieu de venir eux-mêmes ? Après tout, leur mission était terminée. Restait à remettre les lieux en ordre avant de partir.

Ils retirèrent leur robe blanche et tentèrent de faire rouler la pierre tombale : en vain, ils n'étaient plus que deux, elle était trop lourde. Laissant le tombeau ouvert, ils sortirent du jardin et s'assirent au soleil. Le Judéen qui avait tout organisé devait venir les voir : il fallait l'attendre.