À première vue, les manuscrits du M M M n'offraient pourtant rien de sensationnel. La plupart provenaient de la bibliothèque dispersée des esséniens de Qumrân : commentaires de la Bible à la manière rabbinique, bribes d'explications sur la lutte entre le Bien et le Mal, les fils de lumière et les fils des ténèbres, le rôle central joué par un Maître de Justice... On savait maintenant que Jésus ne pouvait avoir été ce Maître de Justice. Le grand public, un instant passionné par les découvertes de la mer Morte, avait vite été déçu. Rien de spectaculaire... et les textes sur lesquels il était resté penché toute la nuit ne faisaient pas exception.
Mais pour un esprit averti comme le sien, ce qu'il venait de lire confirmait tout un ensemble de remarques soigneusement consignées dans ses notes. Des notes qui ne quittaient pas sa cellule, dont personne ne savait rien – sauf Andrei, pour qui il n'avait pas de secret.
Elles remettaient radicalement en cause ce qui s'était dit jusqu'ici sur les origines chrétiennes, c'est-à-dire la culture et la civilisation de tout l'Occident.
« De San Francisco à Vladivostok, tout repose sur un postulat unique : le Christ serait le fondateur d'une religion nouvelle. Sa divinité aurait été révélée aux apôtres par les langues de feu qui se posèrent sur eux le jour de la Pentecôte. Il y aurait un avant ce jour, l'Ancien Testament, et un après – le Nouveau Testament. Eh bien, ce n'est pas exact, c'est même faux ! »
Nil se surprit soudain debout dans l'église, alors que tous ses confrères venaient de se prosterner pour le chant du Gloria Patri. Rapidement, il rejoignit la position inclinée de sa rangée de stalles : dans le chœur d'en face le père abbé avait relevé la tête, et l'observait.
Il tenta de mieux suivre le déroulement de l'office, mais son esprit galopait comme un cheval fou : « J'ai découvert dans les manuscrits de la mer Morte les notions à partir desquelles s'est effectuée la divinisation de Jésus. Incultes, les apôtres étaient bien incapables d'une pareille opération : ils ont puisé dans ce qui se disait autour d'eux, dont nous ignorions tout – jusqu'aux découvertes de Qumrân. »
Cette fois-ci, il se retrouva seul faisant face au chœur opposé, alors que toute la communauté venait de pivoter d'un seul bloc vers l'autel, pour le chant du Notre Père.
Le père abbé, lui non plus, ne fixait pas l'autel : il avait tourné sa tête vers la droite, et regardait Nil d'un air pensif.
Au sortir des laudes il fut harponné par un étudiant, qui voulait absolument un conseil sur son mémoire en cours. Enfin libéré de l'importun, il entra en coup de vent dans sa cellule, prit le M M M sur sa table encombrée, et le glissa sans plus attendre sous son scapulaire. Puis, de l'air le plus naturel, il se dirigea vers la bibliothèque de l'aile centrale.
Le couloir était vide. Le cœur battant, il dépassa la porte des Sciences bibliques, puis celle du bureau d'Andrei, et continua jusqu'à l'angle des deux ailes de l'abbaye : il n'y avait personne non plus dans le long couloir de l'aile nord.
Nil s'approcha de la porte qu'il n'était pas autorisé à franchir – celle des Sciences historiques –, sortit de sa poche le trousseau du père Andrei, introduisit l'une des deux petites clés dans la serrure. Un dernier coup d'œil dans le couloir : toujours vide.
Il entra.
Personne ne fréquenterait la bibliothèque à une heure si matinale. Pourtant il ne voulut pas prendre le risque d'enclencher l'éclairage général, qui aurait signalé sa présence. Quelques veilleuses restaient allumées en permanence et diffusaient une faible lumière jaunâtre. Il se dirigea vers le fond de la bibliothèque : il fallait atteindre les épis du Ier siècle, et remettre rapidement le M M M là où il l'avait pris hier soir. Puis s'éclipser, sans être vu.
Au moment où il arrivait au niveau du IIIe siècle, tâtonnant de la main droite pour se guider, il entendit le bruit sourd de la porte qui s'ouvrait à l'autre bout. Presque immédiatement, une lumière crue inonda toute la bibliothèque.
Il se trouvait en plein milieu de l'allée centrale, le bras droit tendu en avant, un livre interdit sous le bras gauche, dans un lieu où il n'aurait jamais dû entrer, dont il ne pouvait pas posséder la clé. Il lui sembla que les épis s'écartaient de chaque côté de lui, pour le laisser encore plus seul et exposé aux regards. Impitoyables, les projecteurs sortaient du mur et l'accablaient de leurs reproches : « Père Nil, que faites-vous ici ? Comment vous êtes-vous procuré cette clé ? Qu'est-ce que c'est que ce livre ? Et pourquoi, oui, pourquoi l'avez-vous emprunté hier soir ? Que cherchez-vous donc, père Nil ? Avez-vous seulement dormi la nuit dernière ? Pourquoi ces distractions à l'office du matin ? »
Il allait être découvert, et repensa soudain aux fréquentes mises en garde d'Andrei.
Et à son corps rigidifié par la mort, sur le ballast du Rome express, le poing rageusement dressé vers le ciel.
Comme pour accuser son assassin.
22.
Évangile selon Jean
Tôt ce dimanche matin, les femmes revinrent du tombeau, affolées de l'avoir trouvé vide. Elles racontèrent aux apôtres incrédules une histoire d'hommes en blanc, qui ne pouvaient être que des anges tant ils étaient mystérieux. Pierre les réduisit au silence : « Des anges ! Radotages de bonnes femmes. » Le Judéen lui fit signe. Discrètement, ils sortirent de la maison.
Ils marchèrent d'abord en silence, puis se mirent à courir. Vite distancé, Pierre parvint essoufflé au jardin : les deux esséniens étaient partis sans l'attendre, mais son compagnon, arrivé le premier, dit à l'apôtre qu'il avait pu leur parler. Une fois de plus il prenait l'avantage, une fois de plus il était le témoin privilégié.
Furieux, Pierre revint seul dans la salle haute : sans un mot d'explication, le Judéen avait bifurqué en chemin, et se dirigeait vers une maison cossue du quartier ouest.
La secte des esséniens avait pris naissance deux siècles auparavant. Elle comprenait des communautés monastiques, vivant séparées du monde comme à Qumrân, et des communautés laïques normalement insérées dans la société juive. Celle de Jérusalem était la plus importante, et avait même donné son nom au quartier ouest de la ville. Eliézer Ben-Akkaï en était le chef.
Il accueillit chaleureusement son visiteur.
– Tu as longtemps été des nôtres : si tu n'étais pas devenu disciple de Jésus, c'est sans doute toi qui m'aurais succédé. Tu le sais, les juifs du Temple nous détestent et n'acceptent pas que nous enterrions nos morts dans des nécropoles distinctes des leurs. Certaines d'entre elles sont cachées au milieu du désert. Des mains impures ne doivent jamais profaner nos tombeaux.
– Je sais tout cela, rabbi, et je partage votre souci de préserver la dernière demeure des Justes d'Israël.
– Jésus le nazôréen était l'un de ces Justes. Le lieu ultime de sa sépulture doit rester secret.
– Eliézer... tu es âgé maintenant. Tu ne peux pas être le seul à savoir où se trouve le tombeau de Jésus.
– Mes deux fils, Adôn et Osias, transportent son corps en ce moment même. Eux ils le savent, tout comme moi, et ils transmettront le secret du tombeau.
– Et s'il leur arrivait quelque chose ? Tu dois me confier ce secret, à moi aussi.
Eliézer Ben-Akkaï caressa longuement sa barbe maigre. Son visiteur avait raison, la paix avec Rome était extrêmement fragile, tout pouvait exploser à chaque instant. Il posa les deux mains sur ses épaules.