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Il dévisagea chacun de ceux qui avaient bruyamment demandé des explications sur le sort du cadavre de Jésus : sous son regard, un à un ils baissèrent les yeux.

Le disciple bien-aimé, à l'autre bout de la pièce, ne disait toujours rien. Pierre leva la main.

– Nous devons remplacer Judas, qu'un autre prenne sa charge. Qu'il soit choisi parmi ceux qui ont accompagné le Maître, depuis la rencontre du Jourdain jusqu'à la fin.

Un murmure d'approbation parcourut l'assemblée, et tous les yeux se tournèrent vers le disciple bien-aimé. Car lui seul pouvait compléter le collège des douze apôtres : le premier il avait rencontré le Maître au bord du Jourdain, et il avait été son intime jusqu'au bout. C'était lui le successeur tout désigné de Judas.

Pierre perçut ce que ressentait la foule.

– Ce n'est pas nous qui choisirons ! Il faut que Dieu désigne le douzième apôtre, par le sort. Matthieu, prends ton calame, et écris deux noms sur ces morceaux d'écorce.

Avant qu'il s'exécute, Pierre se pencha vers Matthieu et lui murmura quelque chose à l'oreille. L'ancien douanier le regarda, l'air surpris. Puis hocha la tête, s'assit et écrivit rapidement. Les deux bouts d'écorce furent placés sur un foulard, dont Pierre releva les quatre coins.

– Toi, approche, tire un de ces deux noms. Et que Dieu parle au milieu de nous !

Un jeune garçon se leva, avança la main, la plongea dans le foulard et sortit l'une des deux écorces.

Pierre la saisit, et la remit à Matthieu.

– Je ne sais pas lire : dis-nous ce qu'il y a d'écrit.

Matthieu s'éclaircit la voix, regarda le morceau d'écorce et proclama :

– Le nom de Matthias est écrit !

De la foule, des protestations jaillirent.

– Frères – Pierre dut crier pour se faire entendre –, Dieu lui-même vient de désigner Matthias pour prendre la place de Judas ! Nous sommes douze à nouveau, comme lors du dernier repas que Jésus a pris avant de mourir, ici même !

Un peu partout des hommes se levèrent, tandis que Pierre attirait à lui Matthias, l'embrassait et le faisait asseoir au milieu des Onze. Puis il fixa le disciple bien-aimé, dont la foule assise le séparait. Un groupe compact de sympathisants l'entourait maintenant, debout, le visage sombre. Dominant le bruit, Pierre s'écria :

– Douze tribus parlaient pour Dieu : douze apôtres parleront pour Jésus, à sa place ou en son nom. Douze, et pas un de plus : il n'y aura jamais de treizième apôtre !

Le disciple bien-aimé soutint longuement son regard, puis se pencha et murmura quelques mots à l'oreille d'un adolescent aux cheveux bouclés. Soudain inquiet, Pierre glissa la main dans la fente de sa tunique, et saisit la poignée de sa sica. Mais son rival fit un signe à ceux qui l'entouraient, et se dirigea en silence vers la porte. Une trentaine d'hommes lui emboîtèrent le pas, visages fermés.

Dès qu'il fut parvenu dans la rue, il se retourna : l'adolescent se glissa à ses côtés, et lui tendit l'autre écorce, celle qui avait glissé du foulard abandonné par Pierre après la proclamation du choix de Dieu. Il demanda au jeune garçon :

– Iokhanân, personne n'a pu voir cette écorce ?

– Personne, abbou. Personne d'autre que Matthieu qui a écrit le nom, Pierre qui le lui a dicté, et toi maintenant.

– Alors, mon enfant, donne-la-moi, et oublie-la à tout jamais.

Il jeta un coup d'œil sur le deuxième bulletin offert au vote de Dieu, et sourit à Iokhanân : le nom inscrit n'était pas le sien.

« Ainsi, Pierre, tu as décidé de m'écarter à tout jamais du Nouvel Israël ! Une guerre s'ouvre désormais entre nous : puisse-t-elle ne pas écraser cet enfant, et ceux qui viendront après lui. »

25.

Brutalement arraché à ses études et à la patiente reconstitution du passé, l'univers stable et paisible du père Nil s'écroulait : pour la deuxième fois on venait de fouiller sa cellule. Et des papiers avaient encore disparu de sa table.

Les notes dérobées ce matin rendaient compte de l'état de ses recherches sur les débuts de l'Église. Il était conscient de s'aventurer dans une direction interdite, depuis toujours, aux catholiques. Et maintenant quelqu'un, au monastère, savait ce qu'il cherchait, ce qu'il avait déjà trouvé. Quelqu'un qui l'épiait, s'introduisait chez lui pendant ses absences, n'hésitait pas à voler. Le danger diffus qu'il percevait autour de lui se faisait plus présent – et il ne savait pas d'où il venait, ni pourquoi.

Était-il possible que l'étude puisse devenir dangereuse ?

L'esprit ailleurs, il tourna machinalement les pages du dernier ouvrage publié par son ami. À chaque instant il mesurait le vide créé par sa disparition : plus personne ne serait là pour l'écouter, le guider... Livré à lui-même dans l'immense solitude d'un monastère, une sensation inconnue l'envahissait : la peur.

L'ultime pensée d'Andrei avait été pour lui, il lui avait transmis un message : il fallait surmonter cette peur, et poursuivre l'enquête à partir d'un simple billet. Sa première ligne parlait d'un manuscrit d'apocalypse copte : sans doute faisait-il partie de tous ceux que son ami conservait dans le meuble de son bureau. Mais le mystérieux visiteur de la bibliothèque nord, qui avait failli le surprendre ce matin, avait certainement remarqué le trou béant laissé sur l'étagère par l'emprunt du M M M. Ce livre ne pouvait avoir été pris que par un moine qui n'avait pas accès à la bibliothèque : sans quoi, il aurait laissé à sa place un fantôme revêtu de sa signature, comme c'était la règle.

On découvrirait bientôt le trousseau de clés oublié dans le pantalon d'Andrei, et on ferait le rapprochement : le bureau serait immédiatement muni d'une serrure, et Nil perdrait tout espoir de pouvoir y pénétrer pour retrouver le mystérieux manuscrit.

Découragé, il referma le livre, glissant machinalement l'index entre la couverture et la page de garde. Et il sursauta.

Il venait de sentir une bosse sur la face interne de la couverture.

Un défaut de fabrication ?

Il approcha le livre de sa lampe, et l'ouvrit sous la lumière : ce n'était pas un accident de reliure. Le rebord de la couverture avait été décollé, puis recollé. À l'intérieur, on sentait la présence d'un mince objet rectangulaire.

Avec d'infinies précautions, il découpa sur toute sa largeur le papier de garde qui entoilait le carton, l'écarta, et pencha le livre pour que la lumière vive y pénètre : il y avait un document, plié en quatre, à l'intérieur.

Juste avant son départ, Andrei avait glissé dans son ultime chef-d'œuvre un papier, qu'il avait pris soin de dissimuler très soigneusement.

Saisissant une pince à épiler, avec d'infinies précautions Nil commença à extraire le papier de sa cachette.

26.

Ce soir-là, le révérend père abbé, assis à son bureau, fut sur le point de céder à un mouvement d'humeur.

Il avait demandé à être mis en communication avec le cardinal Catzinger, à Rome, mais l'indicatif 390 semblait saturé. Enfin, la voix feutrée du prélat lui parvint :

– J'espère que je ne vous dérange pas, Éminence... Je me résous à vous demander votre conseil, et peut-être votre aide, à propos de ce moine dont nous avons déjà parlé... le père Nil, professeur d'exégèse au scolasticat. Vous vous souvenez que je vous avais alerté... oui, c'est ça. J'ai remarqué ces temps-ci un changement notable dans son comportement. Il a toujours été un moine très régulier, parfaitement attentif durant les offices liturgiques. Depuis la mort du regretté père Andrei, il n'est plus le même. Et un événement inouï vient de se produire : pendant la vacance du poste de bibliothécaire, je vérifie moi-même les livres empruntés dans notre bibliothèque. Or, tôt ce matin, j'ai pu constater que le père Nil avait dérobé dans l'aile nord un ouvrage sensible. Pardon ? Eh bien, c'est le fameux M M M des Américains...