Il dut éloigner l'écouteur de son oreille. La ligne privée du Vatican, habituée à plus d'onctuosité, transmettait fidèlement la colère cardinalice :
– Je partage votre inquiétude, Éminence : vous recevrez sans tarder un petit échantillon des notes rédigées par le père Nil lui-même... Oui, j'ai pu m'en procurer quelques-unes. Vous serez alors à même de juger s'il convient de prendre des mesures, ou si l'on peut laisser ce cher père poursuivre en paix ses travaux scientifiques. Vous vous en occupez personnellement ? Merci, Éminence... Arrivederci, Éminence.
Avec un soupir de soulagement, le père abbé raccrocha. C'est sans enthousiasme qu'il avait accepté l'achat d'ouvrages aussi dangereux que le M M M : mais comment lutter contre ses attaques, si on ignore les armes de l'adversaire ?
Il se savait responsable devant Dieu de ses moines, de leur vie spirituelle autant qu'intellectuelle : et violer à deux reprises le sanctuaire sacré de la cellule d'un de ses fils, non, il n'aimait pas cela.
Dans son bureau du Vatican, Emil Catzinger appuya d'un doigt rageur sur le bouton de son standard.
– Passez-moi Mgr Calfo. Oui, tout de suite. Je le sais bien, que nous sommes samedi soir ! Il doit être dans son appartement du Castel San Angelo : trouvez-le.
27.
La main du père Nil tremblait légèrement. Il venait d'extraire de la couverture du livre d'Andrei une photocopie. Il l'approcha de la lampe, et reconnut immédiatement l'élégante écriture du copte ancien.
Un manuscrit copte.
Parfaitement lisible, la photo montrait un fragment de parchemin en bon état. Très souvent, Nil avait examiné les trésors qu'Andrei sortait de son meuble pour les lui faire admirer. Il s'était familiarisé avec la graphie des grands manuscrits de Nag Hamadi, collationnés pour la première fois par l'égyptologue Jean Doresse après leur découverte en 1945, sur la rive gauche du Nil moyen. Habitué des manuscrits hébreux ou grecs, il savait que les calligraphies évoluent avec le temps, et toujours en se simplifiant.
L'écriture de ce parchemin était du même type que celle des célèbres apocryphes, comme l'Évangile selon Thomas de la fin du IIe siècle, qui attira l'attention du monde entier. Mais de toute évidence, elle était plus tardive.
De très petite taille, ce fragment avait dû être jugé peu intéressant ou obscur par Doresse, qui s'en était dessaisi. Et il avait fini par atterrir à Rome, comme tant d'autres. Pour être un jour exhumé par un employé de la Bibliothèque vaticane, et envoyé à l'abbaye. Expert reconnu en la matière, Andrei recevait souvent des documents de ce genre, aux fins d'analyse.
Nil savait que les apocryphes de Nag Hamadi dataient des IIe et IIIe siècles, et qu'à partir du IVe siècle plus rien n'avait été écrit dans le village copte. Ce fragment tardif était donc de la fin du IIIe siècle.
Un manuscrit copte du IIIe siècle.
Est-ce le manuscrit qui avait placé Andrei dans un embarras tel, qu'il n'osait pas envoyer à Rome son rapport final ? Mais alors, pourquoi avait-il pris soin de dissimuler cette photocopie, au lieu de la classer dans son meuble avec les autres ?
Andrei n'était plus là pour répondre à ses questions. Nil enfouit son front dans la paume de ses mains, et ferma les yeux.
Il lui sembla revoir la première ligne du billet découvert dans la main de son ami : Manuscrit copte (Apoc). Spontanément, il avait traduit Apoc par « apocalypse » : c'était l'abréviation traditionnelle des éditions de la Bible. Nil voulut vérifier, et ouvrit la toute dernière traduction de la Bible œcuménique, qu'Andrei utilisait. Dans cette version récente, qui servait désormais de référence, l'abréviation du livre de l'Apocalypse n'était plus Apoc, mais Ap.
Toujours au courant de tout, méticuleux, s'il avait eu l'intention de faire allusion au livre de l'Apocalypse, Andrei aurait donc écrit Ap, et non pas (Apoc). Alors, à quoi avait-il pensé ?
Et soudain, Nil comprit : (Apoc) ne voulait pas dire « apocalypse », mais « apocryphe » !
Ce qu'Andrei avait voulu dire : « Je dois parler à Nil d'un manuscrit copte, que j'ai dissimulé juste avant de partir dans mon édition des apocryphes. » Celle qu'il avait prise ce matin dans son bureau, qu'il tenait entre les mains. Un manuscrit dont le contenu était si important qu'il voulait lui en parler maintenant, après son voyage au Vatican.
« C'est le manuscrit copte envoyé par Rome ! »
Entre ses doigts, Nil tenait le texte qui avait déclenché la convocation du bibliothécaire de l'abbaye Saint-Martin.
Il reprit la feuille, et l'examina de près. Le fragment était tout petit : Nil n'était pas spécialiste du copte ancien mais le lisait sans difficulté, et l'écriture était si nette qu'il n'y aurait pas de problème de déchiffrage.
Pourrait-il le traduire ? Une traduction élégante, certainement pas. Mais une translittération, un mot-à-mot approximatif, sans doute. Trouver chacun des termes dans un dictionnaire, et les assembler à la suite : le sens se dégagerait.
Il se leva. Après un moment d'hésitation, il posa la précieuse feuille sur le haut de la planche qui sert aux moines d'armoire à vêtements, et sortit dans le couloir. On ne visiterait pas sa cellule pendant les quelques minutes d'absence dont il avait besoin.
Rapidement, il se dirigea vers la seule bibliothèque dont il avait l'accès : Sciences bibliques.
Dans le premier épi, celui des usuels, il trouva le dictionnaire étymologique copte-anglais de Cerny. Il le prit, mit à sa place un fantôme à son nom, et revint dans sa cellule, le cœur battant. Le précieux papier était là où il l'avait laissé.
Le premier coup de vêpres sonna : il posa le dictionnaire sur sa table, enfouit la photocopie dans la poche intérieure de son habit et descendit à l'église.
Une nouvelle nuit sans sommeil s'annonçait pour lui.
28.
Actes des Apôtres, épître aux Galates, an 48
– Abbou, tu ne peux pas les laisser faire sans rien dire !
Dix-huit ans s'étaient écoulés depuis la mort de Jésus. Debout aux côtés du disciple bien-aimé, Iokhanân bouillait d'impatience. Les représentants des « chrétiens » – comme on les appelait depuis peu – venaient de se réunir pour la première fois à Jérusalem, afin de crever un abcès : la lutte entre les croyants « juifs », qui refusaient d'abandonner les prescriptions de la Loi – surtout la circoncision – et les « grecs », qui ne voulaient pas de cette chirurgie-là, mais d'un dieu nouveau pour une religion nouvelle. Un dieu qui serait Jésus, rebaptisé « Christ » : l'idée était dans l'air, on la chuchotait de plus en plus.
Cette lutte idéologique cachait un combat féroce pour la première place : les juifs pieux de Jacques, frère cadet de Jésus et étoile montante, contre les disciples de Pierre – majorité que le vieux chef tenait d'une main de fer. Et contre eux tous les grecs de Paul, un nouveau venu qui rêvait de transformer la maisonnette bâtie par les apôtres en édifice de taille mondiale. On s'était insulté, lancé à la tête des injures terribles – faux frère, intrus, espion, on avait failli en venir aux mains.
L'Église chrétienne en train de naître tenait son premier concile à Jérusalem, la ville qui tue les prophètes.
– Regarde-les, Iokhanân ! Ils se battent autour d'un cadavre, et ne songent qu'à dépecer sa mémoire !
Le jeune homme aux cheveux bouclés lui saisit le bras.
– C'est toi qui as rencontré Jésus le premier, avant eux tous. Tu dois parler, abbou !