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Avec un soupir, il se leva. Malgré sa mise à l'écart du groupe des Douze, le prestige dont jouissait cet homme était encore considérable : tous firent silence et se tournèrent vers lui.

– Depuis hier, je vous entends discourir, et j'ai l'impression qu'on parle d'un autre Jésus que celui que j'ai connu. Chacun le recrée à sa manière : les uns veulent qu'il n'ait été qu'un juif pieux, les autres voudraient en faire un dieu. Je l'ai reçu à ma table, et nous étions treize autour de lui ce soir-là, dans la salle haute de ma maison. Mais le lendemain, j'étais seul pour entendre le bruit des clous, voir le coup de lance, assister à sa mort : tous, vous étiez en fuite. Je témoigne que cet homme n'était pas un dieu : Dieu ne meurt pas, Dieu ne souffre pas l'agonie qu'il a vécue sous mes yeux. J'étais aussi le premier à son tombeau, ce jour où il a été trouvé vide. Et je sais ce qu'il est advenu de son corps supplicié, mais je n'en dirai pas plus que le désert qui l'abrite désormais.

Un concert d'imprécations l'empêcha de poursuivre. Certains hésitaient encore à admettre la divinité de Jésus, mais tous étaient d'accord pour dire qu'il était bien ressuscité des morts. Cette idée de résurrection attirait les foules, qui trouvaient là le moyen de supporter une vie par ailleurs sans espoir. Voulait-il, cet homme qui n'avait que peu de disciples, renvoyer chez eux des milliers de convertis, les mains vides ?

En face de lui, les poings se dressèrent.

« Ils veulent se servir de Jésus pour leurs ambitions ? Qu'ils le fassent sans moi. » Il s'appuya sur l'épaule de Iokhanân, et sortit.

Iokhanân n'était encore qu'un petit enfant lorsque les légionnaires romains détruisirent Séphoris, la capitale de Galilée. Il avait vu des milliers de croix se dresser dans les rues, et des crucifiés agoniser lentement sous le soleil. Un jour, on vint chercher son père : horrifié, il le vit fouetté, puis allongé sur une poutre. Les coups de marteau sur les clous résonnèrent jusque dans l'intérieur de sa poitrine, il vit le sang qui giclait des poignets, entendit le hurlement de douleur. Quand on dressa la croix dans le ciel de Galilée, il perdit connaissance : sa mère l'enveloppa d'un châle, et s'enfuit dans la campagne où ils se cachèrent.

L'enfant refusait désormais de parler. Mais la nuit, dans son sommeil agité, il répétait sans cesse : « Abba ! Papa ! »

Quand il reprit vie, ils vinrent s'installer à Jérusalem. Sa mère le consacra à Dieu par le vœu de nazirat : il ne couperait plus ses cheveux. Désormais, c'était un juif pieux, mais il ne parlait toujours pas.

Comme chacun en ville, il apprit ensuite la crucifixion de Jésus : l'horreur qu'inspirait au jeune garçon le supplice de la croix était telle qu'il chassa cet homme de sa mémoire. Un Messie est attendu, qui viendra bientôt, et ce ne peut pas être Jésus : jamais le Messie ne se laisserait crucifier. Le Messie sera fort, pour chasser les Romains et restaurer le royaume de David.

Et puis il avait rencontré ce Judéen, réservé comme lui, et qui l'avait regardé avec amitié sans s'étonner de son mutisme. Qui parlait de Jésus comme s'il avait vécu très proche de lui, semblait le connaître de l'intérieur. À la mort de sa mère, cet homme, qui aimait tant le Maître et s'en disait le disciple bien-aimé, le prit chez lui. Il devint son abbou, le père de son âme.

Un jour, pour lui montrer qu'il avait compris le nouveau monde dévoilé par Jésus, Iokhanân prit une paire de ciseaux et coupa très court les longues tresses de ses cheveux. Sans quitter son abbou des yeux, car il ne parlait toujours pas, ne s'exprimait que par gestes.

Alors le disciple bien-aimé, avec son pouce, traça sur son front, ses lèvres et son cœur une croix immatérielle. Là encore Iokhanân comprit, et silencieusement tendit aussi sa langue, qui fut marquée du signe terrifiant.

La nuit suivante, pour la première fois il dormit sans rejeter à terre sa couverture de laine vierge. Et le lendemain, sa langue à nouveau parla, de l'abondance de son cœur guéri par Jésus.

En approchant de sa maison, le disciple bien-aimé posa la main sur son épaule.

– Ce soir, Iokhanân, tu iras voir Jacques, le frère de Jésus. Dis-lui que je veux le rencontrer. Qu'il vienne chez moi.

Le jeune homme hocha la tête, et saisit la main de son abbou dans la sienne.

29.

La nuit était avancée quand Nil reposa le dictionnaire sur sa table encombrée. Qu'il se sentait loin maintenant du dramatique concile de Jérusalem, dont il avait scruté les péripéties quelques jours auparavant ! Et pourtant c'est ce jour-là, dix-huit ans après la mort de Jésus, que le disciple bien-aimé avait dû être exclu définitivement de l'Église naissante.

Il avait pu traduire le fragment de parchemin, découvert dans le livre édité par son ami. Deux courtes phrases, sans lien apparent entre elles :

La règle de foi des douze apôtres

contient le germe de sa destruction.

Que l'épître soit partout détruite

afin que la demeure demeure.

Nil se massa le front : qu'est-ce que cela pouvait bien signifier ?

La « règle de foi des douze apôtres » : dans l'Antiquité, c'est ainsi qu'on appelait le Symbole de Nicée, le Credo des Églises chrétiennes. Celui qu'ils avaient trouvé gravé à Germigny, qui avait tant intrigué Andrei. En quoi consistait ce « germe de destruction » que contiendrait le Credo ? Cela n'avait aucun sens.

« Que l'épître soit partout détruite » : le mot copte qu'il venait de traduire par « épître » était celui même qui désigne les épîtres de saint Paul dans le Nouveau Testament. S'agissait-il d'une de ces épîtres ? L'Église n'a jamais condamné aucune épître de Paul. Le manuscrit aurait-il été rédigé par un groupe de chrétiens dissidents ?

La dernière ligne avait posé à Nil un autre problème : « afin que la demeure demeure ». Le dictionnaire donnait plusieurs sens, « demeure », ou bien « maison », ou bien encore « assemblée ». Ce qui est sûr, c'est que la même racine copte était employée deux fois de suite. Il y avait donc un jeu de mots volontaire : mais lequel ?

Il venait de décrypter le sens des termes, mais pas celui du message. Andrei l'avait-il compris ? Et quel rapport avait-il pu établir entre ce message et les autres indices de son billet posthume ?

Le bibliothécaire était mort après avoir été convoqué à Rome pour rendre compte de sa traduction. Ces quatre lignes avaient-elles quelque chose à voir avec sa disparition brutale ?

Nil se trouvait face à un jeu d'échecs, dont les pièces étaient éparpillées sans ordre. Ces pièces, Andrei les avait patiemment assemblées avant lui. Et à son retour de Rome, dans le train, il avait écrit : maintenant. Il avait donc fait auprès du tombeau de l'apôtre une découverte décisive – mais laquelle ?

Pour lui, rien ne serait jamais plus comme avant. Toute sa vie était-elle remise en cause ? Peut-on encore se dire chrétien si l'on met en doute la divinité de Jésus ?

Il restait quelques heures de nuit. Nil éteignit, et se coucha dans le noir.

« Dieu, nul ne l'a jamais vu. Et Jésus, même s'il n'était pas Dieu, reste l'homme le plus fascinant que j'aie rencontré. Non, je n'ai pas eu tort de lui consacrer ma vie. »

Quelques minutes plus tard, le père Nil, moine bénédictin dépositaire de secrets trop lourds pour lui, dormait d'un sommeil confiant.

30.

– Asseyez-vous, monseigneur.

Le visage poupin du cardinal, couronné par un casque de cheveux blancs, était soucieux. Il jeta un coup d'œil sur Calfo, qui s'installait en soupirant dans le vaste siège.

Emil Catzinger était né en même temps que le nazisme. Comme tous les enfants de son âge, il s'était trouvé enrôlé sans l'avoir voulu dans les Jeunesses hitlériennes. Ensuite, il avait pris courageusement ses distances d'avec le Führer, échappant aux épurations de la Gestapo. Mais il était resté profondément marqué par l'empreinte reçue dans son enfance.