Выбрать главу

Cet homme n'avait ni l'ambition de Pierre ni le génie de Paul : ce n'était qu'un juif ordinaire, qui demandait des nouvelles de son frère. Il lui répondit avec chaleur :

– J'ai vécu avec Jésus beaucoup moins longtemps que toi, Iakôv. Mais ce que j'ai compris de lui, aucun de vous ne peut le comprendre. Toi, parce que tu es viscéralement attaché au judaïsme. Paul, parce qu'il côtoie depuis toujours les dieux païens de l'Empire, et qu'il rêve de leur substituer une nouvelle religion, basée sur un Christ reconstruit à sa manière. Jésus n'appartient à personne, mon ami, ni à tes partisans ni à ceux de Paul. Il repose maintenant au désert. Le désert seul peut protéger son cadavre des vautours juifs ou grecs de la nouvelle Église. C'était l'homme le plus libre que j'aie connu : il voulait remplacer la loi de Moïse par une nouvelle loi, écrite non plus sur des tables mais dans le cœur de l'homme. Une loi sans autre dogme que celui de l'amour.

Jacques se rembrunit. On ne touche pas à la loi de Moïse, c'est l'identité même d'Israël. Il préféra changer de sujet.

– Tu dois partir. Et emmener loin d'ici ma mère Marie : elle semble si heureuse auprès de toi...

– Nous avons beaucoup d'affection l'un pour l'autre, et je vénère la mère de Jésus : l'avoir à mes côtés est une joie de chaque instant. Tu as raison, je n'ai plus ma place ni à Jérusalem ni à Antioche : je vais partir. Dès que je saurai où je peux dresser ma tente de nomade, je ferai venir Marie auprès de moi. En attendant, Iokhanân nous servira de lien. Pour lui, elle est un peu comme une deuxième mère.

– Où penses-tu aller ?

Le disciple bien-aimé regarda autour de lui. L'ombre envahissait maintenant l'impluvium, mais la fenêtre de la salle haute était encore éclairée par le soleil couchant. C'était la salle du dernier repas avec Jésus, il y avait dix-huit ans. Il fallait quitter ce lieu, qui n'était plus qu'une illusion. Chercher la réalité là où Jésus l'avait lui-même trouvée.

– J'irai vers l'est, vers le désert : c'est en séjournant au désert que Jésus a accompli sa transformation, c'est là qu'il a compris quelle était sa mission. Je l'ai souvent entendu dire, en souriant, qu'il y était entouré de bêtes sauvages et qu'elles avaient respecté sa solitude.

Il regarda le frère de Jésus bien en face.

– Le désert, Jacques... C'est peut-être désormais la seule patrie des disciples de Jésus le nazôréen. Le seul endroit où ils soient chez eux.

32.

En retirant son habit de chœur après l'office des laudes, le père abbé remarqua les traits tirés et la pâleur de Nil.

Au moment où il regagnait son bureau, le téléphone sonna.

Vingt minutes plus tard, quand il raccrocha, il était à la fois perplexe et soulagé. Il avait eu la surprise d'entendre le cardinal Catzinger en personne lui faire part d'un grand honneur pour son abbaye : les compétences d'un de ses moines étaient requises d'urgence au Vatican. Un spécialiste de musique ancienne, travaillant au sein de la Curie, avait besoin d'aide pour ses travaux sur l'origine du chant grégorien. Des recherches importantes, dont le Saint-Père espérait beaucoup pour l'amélioration des relations entre le judaïsme et le christianisme. Bref, le père Nil était attendu sans tarder à Rome, afin de mettre ses compétences au service de l'Église universelle. Son absence ne durerait que quelques semaines, qu'il prenne le premier train : il logerait à San Girolamo, l'abbaye bénédictine de Rome.

Tout comme le regretté père Andrei.

On ne discute pas les ordres du cardinal Catzinger, songea le père abbé. Et le comportement récent du père Nil l'inquiétait. Les problèmes, plus ils s'éloignent, mieux cela vaut.

Mgr Calfo avait dû interrompre un instant son dimanche voluptueux pour faire un saut à son bureau tout proche, mais il n'avait pas réussi à joindre son correspondant au Caire. Il gravit d'un pas alerte les marches de son immeuble : ce qui l'attendait en haut lui faisait oublier les méfaits d'un embonpoint très napolitain, et lui donnait des ailes.

La très chère était nue, et, connaissant mon cœur,

Elle n'avait gardé que ses bijoux sonores.

En fait, les seuls bijoux sur le corps de Sonia endormie étaient les reflets de sa chevelure. Calfo apprécia : « Quel poète, ce Baudelaire ! Mais moi, je ne leur donne jamais de bijoux : de l'argent liquide, uniquement. »

Moktar avait dit vrai : non seulement Sonia se révélait extrêmement douée pour l'art érotique, mais elle était aussi d'une parfaite discrétion. Profitant de son sommeil, il saisit son téléphone et appela à nouveau Le Caire :

– Moktar Al-Quoraysh, s'il vous plaît... J'attends, merci.

Cette fois, on avait pu le trouver : il sortait tout juste de la prière à la mosquée Al-Azhar.

– Moktar ? Salam aleikoum. Dis-moi, est-ce que tes élèves te laissent un peu de temps libre en ce moment ? C'est parfait. Tu prends un vol pour Rome, et on se voit. La continuation de cette petite mission, que je t'ai confiée pour la bonne cause... Collaborer encore avec ton ennemi préféré ? Non, c'est trop tôt, si nécessaire tu le contacteras à Jérusalem. Oh, quelques semaines tout au plus ! C'est cela, au Teatro di Marcello, comme d'habitude : discrezione, mi racommando !1.

Il raccrocha en souriant. Son correspondant était chargé de cours à la chaire coranique de la célèbre université Al-Azhar : un fanatique, ardent défenseur du dogme islamique. Faire travailler ensemble un Arabe et un juif, deux agents dormants des services spéciaux les plus redoutables du Proche-Orient, pour protéger le secret le plus précieux de l'Église catholique : de l'œcuménisme bien compris.

C'est pendant sa nonciature au Caire qu'il avait croisé Moktar Al-Qoraysh. Le diplomate et le dogmatique avaient chacun découvert que l'autre était dévoré du même feu intérieur caché, ce qui avait créé entre eux un lien inattendu. Mais le Palestinien ne cherchait pas, comme lui, à atteindre la transcendance par le biais des célébrations érotiques. Ce n'était qu'un obsédé sexuel.

Sonia poussa un gémissement, et ouvrit les yeux.

Il posa le téléphone sur le parquet de la chambre, et se pencha vers elle.

1 De la discrétion, surtout !

33.

– Retourne à Rome, Moktar. Le Conseil des Frères musulmans a pu convaincre le Fatah de l'importance de cette mission. Leurs attentats ne suffiraient pas à protéger l'islam si la nature révélée du Coran était remise en cause, ou si la personne sacrée du Prophète – béni soit son nom – risquait d'être souillée par l'insinuation du moindre doute. Mais il y a une chose...

Moktar Al-Qoraysh sourit : il s'y attendait. Sa peau brune, sa puissante musculature et sa petite taille accentuaient la haute silhouette de Mustapha Machlour, vénérée par tous les étudiants de l'université Al-Azhar du Caire.

– Ce sont tes relations avec le juif. Le fait que tu sois ami avec lui...

– Il m'a sauvé la vie pendant la guerre des Six Jours, en 67. Je me suis trouvé seul et désarmé devant son char dans le désert, notre armée était en déroute : il aurait pu passer sur mon corps, c'est la loi de la guerre. Il s'est arrêté, m'a donné à boire et laissé en vie. Ce n'est pas un juif comme les autres.

– Mais c'est un juif ! Et pas n'importe lequel, tu le sais.