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Ils s'arrêtèrent à l'ombre du minaret d'Al-Ghari. Même en cette fin novembre, la peau translucide du vieillard supportait mal la morsure du soleil.

– N'oublie pas la parole du Prophète : « Soyez les ennemis des juifs et des chrétiens, ils sont amis entre eux ! Celui qui les prend pour amis se range avec eux, et Allah ne dirige pas un peuple qui se trompe1. »

– Tu connais le Saint Coran mieux que quiconque, Mourchid – il lui donna son titre de « Guide Suprême » pour marquer son respect. Le Prophète en personne n'a pas hésité à s'allier avec ses ennemis pour une cause commune, et son attitude fait jurisprudence, même dans le cas du Djihad. Ni les juifs ni les Arabes n'ont intérêt à ce que les assises séculaires du christianisme soient profondément bouleversées.

Le Guide suprême le regarda avec un sourire.

– Nous sommes parvenus à cette conclusion bien avant toi, et c'est pourquoi nous te laissons faire. Mais n'oublie jamais que tu es issu de la tribu qui a vu naître le Prophète – béni soit son nom. Comporte-toi donc comme un Qoraysh, dont tu portes le glorieux patronyme : que ton amitié pour ce juif ne te fasse jamais oublier qui il est, ni pour qui il travaille. L'huile et le vinaigre peuvent se trouver temporairement en contact : ils ne se mélangeront jamais.

– Rassure-toi, Mourchid, le vinaigre d'un juif ne mordra jamais un Qoraysh, j'ai la peau dure. Je connais cet homme, si tous nos ennemis lui ressemblaient, la paix régnerait peut-être au Proche-Orient.

– La paix... Il n'y aura jamais de paix pour un musulman, tant que la terre entière ne s'inclinera pas cinq fois par jour devant la Qibla qui indique la direction de La Mecque.

Ils quittèrent l'ombre protectrice du minaret et se dirigèrent en silence vers l'entrée de la madrasa, dont le dôme étincelait au soleil. Avant de pénétrer dans son enceinte, le vieil homme posa sa main sur le bras de Moktar.

– Et la fille, tu lui fais confiance ?

– Elle se trouve mieux à Rome que dans le bordel d'Arabie Saoudite dont je l'ai extraite ! Pour l'instant, elle se comporte bien. Surtout, elle n'a aucune envie qu'on la renvoie dans sa famille, en Roumanie. Cette mission est simple, nous n'employons aucun moyen sophistiqué : les bonnes vieilles méthodes artisanales.

– Bismillah Al-Rach'im. C'est bientôt l'heure de la prière, laisse-moi me purifier.

Car le Guide suprême des Frères musulmans, successeur de leur fondateur Hassan Al-Banna, n'est en face d'Allah qu'un muslim – un soumis – comme les autres.

Moktar s'appuya contre un pilier, et ferma les yeux. Était-ce la caresse du soleil ? Il revit la scène : l'homme avait sauté du char et s'avançait vers lui, la main droite levée pour que son mitrailleur ne tire pas. Autour d'eux, le désert du Sinaï avait retrouvé son silence, les Égyptiens écrasés étaient en fuite. Pourquoi était-il encore en vie ? Et pourquoi ce juif ne le tuait-il pas, tout de suite ?

L'officier israélien semblait hésiter, le visage totalement figé. Soudain il sourit, et lui tendit une gourde d'eau. Tandis qu'il buvait, Moktar remarqua la cicatrice qui balafrait ses cheveux blonds coupés très court.

Des années plus tard, l'Intifada explosa en Palestine. Dans une ruelle de Gaza, Moktar nettoyait un carré de masures tout juste abandonnées par les Israéliens en difficulté, qui se repliaient. Il pénétra dans une cour éventrée par les grenades : un juif affalé au pied d'un muret geignait doucement en se tenant la jambe. Il ne portait pas l'uniforme de Tsahal – sans doute un agent du Mossad. Moktar pointa vers lui sa Kalachnikov, et allait faire feu. Quand il vit la gueule de l'arme dirigée vers sa poitrine, le visage crispé par la souffrance du juif s'anima, et il esquissa un sourire. De son oreille partait une cicatrice qui disparaissait sous son couvre-chef.

L'homme du désert ! L'Arabe releva lentement le canon de son arme. Se racla la gorge, cracha devant lui. Glissa la main gauche dans sa chemise, et jeta au juif une pochette de pansements d'urgence.

Puis tourna le dos, et lança à ses hommes un ordre bref : on avance, il n'y a rien ni personne dans cette baraque.

Moktar soupira : Rome est une belle ville, on y trouve plein de filles. Plus qu'au désert, certainement.

Il retournerait à Rome. Avec plaisir.

1 Coran, sourate 5.

34.

Trois jours plus tard, Nil essayait de s'accommoder des sièges inconfortables du Rome express.

Il avait été stupéfait d'apprendre sa convocation à Rome, sans explications. Des manuscrits de musique ancienne ! Le père abbé lui avait tendu un billet de train pour le lendemain, impossible de retourner à Germigny prendre la deuxième photo de la dalle. En même temps que ses dossiers – ne rien laisser de compromettant dans sa cellule – il avait placé au fond de sa valise le négatif subtilisé dans le bureau d'Andrei. Pourrait-il en tirer quelque chose ?

Avec surprise, il remarqua que son compartiment était presque vide ; pourtant toutes les places vacantes étaient réservées. Un seul voyageur, un homme mince d'âge moyen semblait dormir, enfoncé dans le coin couloir. Au départ de Paris, ils avaient juste échangé un signe de tête. Une tête auréolée de cheveux blonds, traversés par une longue cicatrice.

Nil retira la veste de son clergyman, et la posa – pliée pour ne pas qu'elle se froisse – sur le siège à sa droite.

Il ferma les yeux.

Le but de la vie monastique est de traquer les passions, et de les éliminer à leur racine. Dès son entrée au noviciat, Nil avait été à bonne école : l'abbaye Saint-Martin se révéla une excellente entreprise de renoncement à soi. Entièrement tendu vers sa quête de la vérité, il en souffrit peu. En revanche, il appréciait d'être délivré des pulsions qui asservissent l'humanité, pour sa plus grande douleur.

Depuis longtemps il ne se souvenait pas de s'être mis en colère, passion dégradante. Il hésita donc à identifier ce qu'il ressentait depuis quelques jours. Andrei mort, l'enquête bâclée, l'affaire classée : suicide, honte pour lui. Au monastère, on épiait, on fouillait, on volait. On l'expédiait à Rome comme un colis.

Colère ? En tout cas une irritation montante, aussi embarrassante pour lui que l'épidémie soudaine d'une maladie depuis longtemps disparue à force de vaccins.

Il décida de remettre à plus tard l'examen de cette poussée pathologique : « À Rome. La ville a survécu à tout. »

Il avait reconstitué patiemment les événements entourant la mort de Jésus, dès lors qu'on redonnait vie au disciple bien-aimé. Après le concile de Jérusalem, cet homme avait continué de vivre. L'hypothèse de sa fuite au désert paraissait à Nil la plus vraisemblable : c'est là que Jésus lui-même s'était réfugié, à plusieurs reprises. C'est au désert que les esséniens, puis les zélotes jusqu'à la révolte de Bar Kochba, s'étaient abrités.

La trace de ses pas se perdait dans le sable du désert. Pour la retrouver, il fallait que Nil écoute une voix d'outre-tombe, celle de son ami disparu.

Poursuivre cette recherche servirait de dérivatif à la colère qu'il sentait monter en lui.

Il tenta de trouver une position confortable, pour dormir un peu.

Le bruit du train l'engourdissait doucement. Les lumières de Lamotte-Beuvron défilèrent à vive allure.

Tout alla alors extrêmement vite. L'homme du coin-couloir quitta son siège et s'approcha, comme pour prendre quelque chose dans le filet au-dessus de lui. Nil leva machinalement les yeux : le filet était vide.

Il n'eut pas le temps de réfléchir : les cheveux dorés se penchaient déjà vers lui, et il vit la main de l'homme se tendre vers sa veste de clergyman.

Nil s'apprêtait à protester contre les manières cavalières de son compagnon de voyage : « on dirait un automate ! »