Nil n'écoutait plus ce flot de paroles. Il allait loger dans la chambre d'Andrei !
Enfin débarrassé du père Jean, il jeta un coup d'œil circulaire sur la chambre. Contrairement aux cellules de son abbaye, elle était encombrée de meubles disparates. Une grande armoire, deux étagères à livres, un lit à matelas et sommier, une vaste table avec chaise, un fauteuil... Flottait l'odeur indéfinissable des monastères, un relent de poussière sèche et d'encaustique.
Sur l'une des étagères, on avait laissé les quelques objets oubliés par Andrei. Un matériel à raser, des mouchoirs, un plan de Rome, un agenda... Nil sourit : l'agenda d'un moine, pas grand-chose à noter !
Avec effort, il posa sa valise sur la table. Elle était presque entièrement remplie par ses précieuses notes. Il pensa d'abord les ranger sur l'étagère, et se ravisa : l'armoire comportait une clé. Il y plaça les papiers, poussa le négatif de Germigny tout au fond. Donna un tour de serrure et empocha la clé, sans conviction.
Puis il s'arrêta : sur la table, il y avait une enveloppe. À son nom.
Cher Nil,
Tu viens m'aider dans mes recherches. Welcome in Rome ! À vrai dire, je n'y comprends rien : jamais je n'ai demandé qu'on te fasse venir ! Enfin, je suis ravi de te revoir. Passe à mon bureau dès que possible : Secrétariat pour les Relations avec les juifs, dans l'immeuble de la Congrégation. See you soon !
Ton vieil ami, Rembert Leeland.
Un grand sourire éclaira son visage : Remby ! Ainsi, c'était lui, le musicien qu'il venait aider ! Il aurait pu y penser, mais depuis plus de dix ans il n'avait pas revu son compagnon d'études romaines, et l'idée de se faire convoquer par lui à Rome ne lui avait pas effleuré l'esprit. Remby, quel plaisir ! Ce voyage aurait au moins cela de bon, leur permettre de se revoir.
Puis il relut la lettre : Leeland avait l'air aussi surpris que lui. Jamais je n'ai demandé... Ce n'est pas lui qui le convoquait ici.
Mais alors, qui ?
38.
Le vieillard en aube blanche prit le verre que lui tendait le recteur, l'approcha de ses lèvres et avala d'un coup le liquide incolore. Il fit une grimace, et se rassit sur sa chaise.
Ce fut très rapide. Devant les onze apôtres, bras toujours étendus en croix, l'homme eut un hoquet, puis se plia en deux avec un gémissement. Son visage devint violacé, se contracta en un horrible rictus, et il s'effondra sur le sol. Les spasmes durèrent environ une minute, puis il se raidit définitivement. De sa bouche ouverte comme pour aspirer, une bave visqueuse coulait sur son menton. Ses yeux, démesurément agrandis, fixaient le crucifix au-dessus de lui.
Lentement, les apôtres abaissèrent leurs bras et se rassirent. Devant eux sur le sol, la forme blanche était immobile.
Le frère le plus éloigné du recteur sur sa droite se leva, un linge à la main.
– Pas encore ! Notre frère doit passer le flambeau à celui qui lui succède. Veuillez ouvrir la porte, je vous prie.
Son linge toujours à la main, le frère alla ouvrir la porte blindée du fond.
Dans la pénombre, une forme blanche, debout, semblait attendre.
– Avancez, mon frère !
Le nouvel arrivant était revêtu de la même aube que les assistants, capuchon rabattu sur sa tête, le voile blanc agrafé de part et d'autre de son visage. Il fit trois pas en avant et s'arrêta, saisi d'horreur.
« Antonio, songea le Recteur un si charmant jeune homme ! Je regrette pour lui. Mais il doit recevoir le flambeau, c'est la règle de la succession apostolique. »
Devant le spectacle du vieillard convulsionné par une mort brutale, les yeux du nouveau frère restaient écarquillés. Des yeux très curieux : l'iris était presque parfaitement noir, et ses pupilles dilatées par la répulsion lui donnaient un regard étrange, qu'accentuait un front mat et pâle.
De la main, le recteur lui fit signe d'approcher.
– Mon frère, il vous revient de couvrir vous-même la face de cet apôtre, dont vous prenez aujourd'hui la succession. Regardez bien son visage : c'est celui d'un homme totalement dévoué à sa mission. Quand il n'a plus été en mesure de la remplir, il a volontiers mis fin à sa charge. Recevez de lui son flambeau, afin de servir comme il a servi, et de mourir comme il est mort, dans la joie de son Maître.
Le nouvel arrivé se tourna vers celui qui lui avait ouvert la porte et lui tendait le linge. Il s'en saisit, s'agenouilla auprès du mort dont il contempla longuement le visage violacé. Puis il essuya l'écume qui souillait sa bouche et son menton, et se prosternant il baisa longuement les lèvres bleuies du mort.
Se releva, étendit le linge sur le visage qui gonflait lentement, et se tourna enfin vers les frères immobiles.
– Bien, dit le recteur d'une voix chaleureuse. Vous venez de subir l'ultime épreuve, elle fait de vous le douzième des apôtres qui entouraient Notre Seigneur dans la chambre haute de Jérusalem.
Antonio avait dû fuir son Andalousie natale : l'Opus Dei ne laisse pas facilement ses membres la quitter, une certaine distance lui sembla prudente. À Vienne, les collaborateurs du cardinal Catzinger avaient repéré ce jeune homme taciturne au regard très noir. Après plusieurs années d'observation, son dossier fut transmis au préfet de la Congrégation, qui le posa sans commentaires sur le bureau de Calfo.
Il fallut encore deux ans d'une enquête serrée, menée par la Société Saint-Pie V. Deux ans de filatures, d'écoutes téléphoniques, de surveillance de sa famille et de ses amis restés en Andalousie... Quand Calfo lui donna rendez-vous dans son appartement du Castel San Angelo pour une série d'entretiens, il connaissait certainement mieux Antonio que l'Andalou ne se connaissait lui-même. À Vienne, ville voluptueuse, on l'avait tenté de toutes les façons : il s'était bien comporté. Le plaisir et l'argent ne l'intéressaient pas, mais seulement le pouvoir et la défense de l'Église catholique.
Le recteur lui fit signe de la main. « Andalou, du sang maure. Critiquait les méthodes de l'Opus Dei. Mélancolie arabe, nihilisme viennois, désenchantement méridional : excellente recrue ! »
– Prenez votre place parmi les Douze, frère.
Face au mur nu sur lequel se détachait seule l'image sanglante du crucifié, les Douze étaient à nouveau réunis au complet autour de leur Maître.
– Vous connaissez notre mission. Vous allez y contribuer dès maintenant, en surveillant de près un moine français arrivé aujourd'hui à San Girolamo. Je viens d'apprendre qu'un agent étranger a failli interrompre un processus capital concernant ce moine, dans le Rome express. Incident regrettable, il n'avait reçu aucun ordre dans ce sens, je ne le contrôle pas directement.
Le recteur soupira. Jamais il n'avait rencontré cet homme, mais il disposait sur lui d'un dossier complet : « Imprévisible. Besoin compulsif de s'évader dans l'action. Quand ce n'est pas le défi musical, c'est l'excitation du danger. Le Mossad lui a retiré son autorisation de tuer. »
– Voici vos premières instructions – il tendit une enveloppe au nouveau frère. Les suivantes vous parviendront en temps voulu. Et rappelez-vous qui vous servez !
De la main droite il désigna le crucifix, dont l'image se détachait sur son panneau d'acajou. Le jaspe vert de sa bague jeta un éclat.
« Seigneur ! Jamais peut-être depuis les Templiers tu n'as été en pareil danger. Mais tes Douze, quand ils posséderont la même arme qu'eux, s'en serviront pour Te protéger ! »
39.
Le cardinal Emil Catzinger fit signe de s'asseoir à un homme grand, élancé, au vaste front surplombant une paire de lunettes rectangulaires.
– Je vous en prie, monseigneur...