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Ainsi qu'une feuille morte, le corps tourbillona et alla s'écraser sur le ballast.

Le Rome express essayait décidément de rattraper son retard : en moins d'une minute, il n'y eut plus sur le côté de la voie qu'un pantin disloqué dans les remous de l'air glacial. La veste avait volé au loin. Curieusement, le coude gauche d'Andrei était resté coincé entre deux traverses : son poing, toujours crispé sur le carré de papier, pointait maintenant vers le ciel noir et muet, dans lequel les nuages roulaient lourdement vers l'est.

Un peu plus tard, une biche sortit de la forêt proche et vint renifler cet objet informe qui sentait l'homme. Elle connaissait l'odeur âcre que les humains dégagent quand ils ont eu très peur. La biche flaira longuement le poing fermé d'Andrei, grotesquement érigé vers le ciel.

Soudain elle releva la tête puis bondit de côté et s'abrita vivement sous le couvert des arbres. Une voiture l'avait éclairée de ses phares et freinait brusquement sur la route en contrebas. Deux hommes en sortirent, escaladèrent le talus et se penchèrent sur le corps informe. La biche s'immobilisa : ils étaient redescendus maintenant, et restaient debout près de la voiture en parlant avec animation.

Quand elle vit le reflet des gyrophares de la gendarmerie s'approchant à vive allure sur la route, elle bondit à nouveau et s'enfuit dans la forêt sombre et silencieuse.

4.

Évangiles selon Marc et Jean

Avec une grimace, il remonta le coussin qui glissait sous sa hanche. Seuls les riches ont l'habitude de manger ainsi, à la mode romaine, à demi allongés sur un divan : les juifs pauvres comme eux prennent leurs repas accroupis à même le sol. C'est lui qui avait voulu conférer à ce dîner une certaine solennité. Leur hôte prestigieux avait bien fait les choses, mais les Douze, allongés autour de la table en U, se sentaient un peu perdus dans cette salle.

Ce jeudi soir 6 avril de l'an 30, le fils de Joseph, que tous en Palestine appellent Jésus le nazôréen, s'apprête à prendre son dernier repas, entouré du groupe de ses douze apôtres.

Écartant les autres disciples, ils avaient formé autour de lui une garde rapprochée limitée à eux seuls, les Douze : chiffre hautement symbolique, qui rappelait les douze tribus d'Israël. Quand ils donneraient l'assaut au Temple – le moment était proche –, le peuple comprendrait. Douze ils seraient alors à gouverner Israël, au nom du Dieu qui avait donné douze fils à Jacob. Là-dessus, ils étaient tous d'accord. Seulement, à la droite de Jésus – quand il régnerait – il n'y aurait qu'une seule place : et déjà ils s'opposaient avec violence pour savoir qui, parmi eux, serait le premier des Douze.

Après l'émeute, qu'ils devaient déclencher en profitant de l'agitation de la pâque. Dans deux jours.

En quittant leur Galilée natale pour rejoindre la capitale, ils avaient retrouvé leur hôte de ce soir, le Judéen propriétaire de la belle maison du quartier ouest de Jérusalem. Riche, il était éduqué, cultivé même. Tandis que l'horizon des Douze ne dépassait pas le bout de leurs filets de pêche.

Pendant que ses serviteurs apportaient les plats, le Judéen restait silencieux. Entouré de ces douze fanatiques, Jésus courait un immense danger : leur assaut du Temple se solderait évidemment par un échec... Il fallait le mettre à l'abri de leurs ambitions, même si, pour cela, il avait dû s'allier provisoirement avec Pierre.

Il avait rencontré Jésus deux ans plus tôt, au bord du Jourdain. Ancien essénien, il était devenu nazôréen – une des sectes juives qui se réclamaient du mouvement baptiste. Jésus en était lui aussi, bien qu'il n'en parle jamais. Entre eux deux, une complicité formée de compréhension et d'estime mutuelle s'était vite instaurée. Il affirmait qu'il était le seul à avoir vraiment compris qui était Jésus. Ni une espèce de Dieu, comme certaines gens du peuple l'avaient chanté après une guérison spectaculaire, ni le Messie comme l'aurait voulu Pierre, ni le nouveau roi David comme en rêvaient les zélotes.

Autre chose, que les Douze, obnubilés par leurs rêves de puissance, n'avaient pas même entrevu.

Il se considérait comme supérieur à eux, et disait à qui voulait l'entendre que c'était lui le disciple bien-aimé du Maître. Alors que Jésus, depuis des mois, supportait de plus en plus difficilement sa bande de Galiléens ignares, aux mains avides de pouvoir.

Fureur des Douze, qui voyaient un prétendant de plus s'installer, d'un seul coup, là où ils n'étaient jamais parvenus : dans l'intimité du nazôréen.

L'ennemi au sein du groupe, c'était donc ce prétendu disciple bien-aimé. Lui, qui ne quittait pas sa Judée, disait avoir compris Jésus mieux qu'eux tous, qui l'avaient constamment suivi en Galilée.

Un imposteur.

Il était allongé à la droite de Jésus – la place de l'hôte. Pierre ne le lâchait pas des yeux : allait-il livrer le terrible secret qui les unissait depuis peu, faire comprendre à Jésus qu'il était trahi ? Regrettait-il maintenant d'avoir introduit Judas auprès de Caïphe, pour mettre en place le piège qui devait se refermer sur le Maître, ce soir même ?

Soudain Jésus tendit la main et saisit une bouchée, qu'il tint un instant au-dessus du plat pour que goutte la sauce : il allait l'offrir à l'un des convives, geste d'amitié rituelle. Le silence se fit brusquement. Pierre pâlit, sa mâchoire se durcit. « Si c'est à cet imposteur que la bouchée est offerte, pensa-t-il, tout est perdu : c'est qu'il vient de trahir notre alliance. Alors je le tue, et je m'enfuis... »

D'un geste large, Jésus tendit la bouchée à Judas, qui resta immobile au bout de la table, comme pétrifié.

– Eh bien, mon ami... Allons, prends !

Sans un mot, Judas se pencha en avant, prit la bouchée et la plaça entre ses lèvres. Un peu de sauce coulait sur sa courte barbe.

Les conversations reprirent, tandis qu'il mastiquait lentement, les yeux rivés sur ceux de son maître. Puis il se leva et se dirigea vers la sortie. Quand il passa derrière eux, leur hôte vit Jésus tourner légèrement la tête. Et il fut le seul à l'entendre dire :

– Mon ami... Ce que tu as à faire, fais-le vite !

Lentement, Judas ouvrit la porte. Dehors, la lune de Pâque n'était pas encore levée : la nuit était noire.

Ils n'étaient plus que onze autour de Jésus.

Onze, et le disciple bien-aimé.

5.

Une deuxième fois, le carillon sonna. Dans cette aube incertaine, l'abbaye Saint-Martin était seule éclairée au village. Les nuits d'hiver comme celle-ci, le vent siffle entre les berges désolées du fleuve, et donne au Val-de-Loire un petit air de Sibérie.

L'écho du carillon résonnait encore dans le cloître quand le père Nil y pénétra, après avoir retiré son ample habit de chœur : l'office des laudes venait de se terminer. On savait que les moines gardent le grand silence jusqu'à tierce, personne ne venait jamais sonner avant huit heures.

Un troisième coup de sonnette, impérieux.

« Le frère portier ne répondra pas, c'est la consigne. Tant pis, j'y vais. »

Depuis qu'il avait mis en lumière les circonstances cachées de la mort de Jésus, le malaise de Nil était diffus. Il n'aimait pas les rares absences du père Andrei : le bibliothécaire était devenu son seul confident après Dieu. Les moines vivent en commun, mais ne communiquent pas, et Nil avait besoin de parler de ses recherches. Au lieu de retourner dans sa cellule, où l'attendait son étude en cours sur les péripéties de la capture de Jésus, il pénétra dans la porterie et ouvrit la lourde porte qui sépare tout monastère du monde extérieur.

Dans la lumière des phares, un officier de gendarmerie le saluait au garde-à-vous.