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– Ils ne peuvent pas m'éventrer comme Judas, alors ils m'éliminent par la plume. Mon récit va devenir un quatrième Évangile, conforme à leurs ambitions.

Comme autrefois, Iokhanân s'agenouilla devant son abbou, et prit ses mains dans les siennes.

– Alors, père, écris une épître pour nous, tes disciples. J'irai la mettre en lieu sûr, tant que c'est encore possible : les juifs fanatisés de Jérusalem ne résisteront pas longtemps. Écris la vérité sur Jésus, et pour que personne ne puisse la travestir, dis ce que tu sais de son tombeau. Pas celui de Jérusalem, qui est vide : le véritable tombeau, celui du désert, celui où reposent ses restes.

Les réfugiés affluaient maintenant à Pella de partout. Assis sur le rebord du péristyle, le vieil homme contempla la vallée. Déjà, de l'autre côté du Jourdain, on voyait monter les panaches de fumée des fermes qui brûlaient.

Les pillards, qui accompagnent toutes les armées d'invasion. C'était la fin. Il fallait qu'il transmette aux générations futures.

Résolument, il s'assit à sa table, saisit une feuille de parchemin et commença à écrire : « Moi, le disciple bien-aimé de Jésus, le treizième apôtre, à toutes les Églises... »

Le lendemain, il s'approcha de Iokhanân qui sellait un mulet :

– Si tu parviens à passer, essaye de remettre cette épître aux nazôréens de Jérusalem et de Syrie.

– Et toi ?

– Je resterai à Pella jusqu'au dernier moment. Quand les Romains approcheront, j'emmènerai nos nazôréens vers le sud. Dès ton retour, va directement à Qumrân : ils te diront où me trouver. Prends garde à toi, mon fils.

La gorge nouée, en silence il tendit à Iokhanân un roseau creux, que le jeune homme glissa dans sa ceinture. À l'intérieur, il y avait une simple feuille de parchemin, roulée, maintenue fermée par un cordeau de lin.

L'épître du treizième apôtre à la postérité.

1 Nord-ouest de l'actuelle Turquie.

41.

Longeant d'abord la villa Doria Pamphili, Nil prit la via Salaria Antica encaissée entre ses murs. Il aimait fouler le pavé inégal des anciennes voies impériales, dont le dallage romain est encore apparent. Pendant ses années d'études, il avait passionnément exploré cette ville, la Mater Praecipuæ – la mère de tous les peuples. Il rejoignit la via Aurelia, qui débouche sur la Cité du Vatican par l'arrière, et se dirigea sans hésiter vers l'immeuble de la Congrégation pour la doctrine de la foi.

Le secrétariat pour les Relations avec les juifs se trouve dans une annexe du bâtiment, côté basilique Saint-Pierre. Il dut grimper trois étages, pour aboutir à un couloir d'alvéoles logées directement sous les combles : les bureaux des minutante.

Mons. Rembert Leeland, O.S.B. Il frappa discrètement.

– Nil ! God bless, so good to see you !

Le bureau de son ami était minuscule, séparé de ses voisins par une simple cloison. Il eut juste la place de se glisser sur l'unique chaise, face à la table étrangement nue. Voyant son étonnement, Leeland lui sourit d'un air gêné.

– Je ne suis qu'un petit minutante d'un secrétariat sans importance... En fait, je travaille surtout chez moi, ici j'ai à peine assez d'air pour respirer.

– Cela doit te changer de tes plaines du Kentucky !

Le visage de l'Américain s'assombrit.

– Je suis en exil, Nil, pour avoir dit tout haut ce que beaucoup pensent...

Nil le regarda affectueusement.

– Tu n'as pas changé, Remby.

Étudiants à Rome pendant les années de l'immédiat après-concile, ils avaient partagé les espoirs de toute une jeunesse qui croyait au renouvellement de l'Église et de la société : leurs illusions, emportées par le vent, avaient laissé en eux des traces.

– Détrompe-toi, Nil, j'ai beaucoup changé, plus que je ne saurais le dire : je ne suis plus le même. Mais toi ? Le mois dernier on a appris la mort brutale d'un de vos moines, dans le Rome express : j'ai entendu parler de suicide, et je te vois arriver ici alors que je n'ai rien demandé. Que se passe-t-il, friend ?

– Je connaissais bien Andrei : cet homme n'était pas suicidaire, au contraire il était passionné par la recherche que nous menions depuis des années, non pas ensemble mais en parallèle. Il avait découvert des choses qu'il ne voulait pas – ou ne pouvait pas – me dire clairement, mais j'ai l'impression qu'il me poussait pour que je trouve par moi-même. C'est moi qui ai fait la reconnaissance officielle du corps : j'ai découvert dans sa main un petit billet, écrit juste avant sa mort. Andrei avait noté quatre points dont il voulait me parler dès son retour : ce n'est pas la lettre de quelqu'un qui va se suicider, mais la preuve qu'il avait des projets pour l'avenir, et qu'il voulait m'y associer. Ce billet, je ne l'ai montré à personne, mais il m'a été dérobé dans ma cellule, et je ne sais pas par qui.

– Dérobé ?

– Oui, et ce n'est pas tout : on m'a aussi volé certaines de mes notes.

– Et l'enquête sur la mort du père Andrei ?

– Dans le journal local, il y a eu un entrefilet parlant de mort accidentelle, et dans La Croix un simple avis de décès. Nous ne recevons aucun autre journal, nous n'écoutons ni la radio ni la télévision ; les moines ne savent que ce que le père abbé veut bien leur dire au chapitre. Le gendarme qui a découvert le corps disait qu'il s'agissait d'un meurtre, mais il a été dessaisi de l'enquête.

– Un meurtre !

– Oui, Remby. Moi non plus, je ne parviens pas à y croire. Je veux savoir ce qui s'est passé, pourquoi mon ami est mort. Son ultime pensée a été pour moi, j'ai le sentiment d'un dépôt à transmettre. Les dernières volontés d'un mort sont sacrées, surtout quand c'est un homme de l'envergure du père Andrei.

Avec hésitation d'abord, Nil lui raconta ses recherches dans l'Évangile selon saint Jean, sa découverte du disciple bien-aimé. Puis il décrivit ses fréquents entretiens avec Andrei, le malaise de ce dernier à Germigny, le fragment de manuscrit copte dissimulé dans la reliure de son dernier ouvrage.

Leeland l'écouta sans l'interrompre.

– Nil, je n'ai jamais su faire qu'une chose, de la musique. Et de l'informatique, pour le traitement des manuscrits que j'étudie. Mais je ne comprends pas qu'une recherche d'érudition puisse provoquer des événements si dramatiques, et te causer pareille angoisse.

Prudemment, il omit de lui parler de la demande du cardinal-préfet.

– Andrei n'a cessé de me dire à mots couverts que nos recherches touchaient à quelque chose de beaucoup plus important, qui m'échappe. C'est comme si j'avais devant moi les fils d'une tapisserie, sans connaître le motif du canevas. Mais maintenant, Rembert, je suis décidé à aller jusqu'au bout : je veux savoir pourquoi Andrei est mort, je veux savoir ce qui se cache derrière ce mystère autour duquel je tourne depuis des années.

Leeland le regarda, surpris par la détermination farouche qu'il lisait sur un visage qu'il avait connu si tranquillement placide. Il se leva, contourna la chaise et ouvrit la porte.

– Je te laisserai tout le temps de continuer ici ta recherche. Mais dans l'immédiat, nous devons nous rendre à la réserve de la Vaticane. Il faut que je te montre le chantier sur lequel je travaille, et que tu te fasses voir là-bas : n'oublie pas que le motif de ta présence à Rome, ce sont mes manuscrits de chant grégorien.

Leeland se rappela sa convocation chez Catzinger : peut-être y avait-il aussi un autre motif ? En silence, ils parcoururent le dédale des couloirs et des escaliers qui mènent à la sortie, place Saint-Pierre.

Dans le bureau contigu au sien, un homme décolla de ses oreilles deux écouteurs, reliés à une boîte fixée par une ventouse sur la paroi de bois. Il portait avec élégance un clergyman impeccable, et laissa les écouteurs pendre autour de son cou pendant qu'il classait rapidement des feuillets couverts d'une petite écriture sténographique. Ses yeux étrangement noirs brillèrent de satisfaction : l'écoute avait été d'excellente qualité, la cloison était peu épaisse. Pas un seul mot de la conversation entre le monsignore américain et le moine français n'avait été perdu. Il suffirait de les laisser ensemble, ces deux-là seraient intarissables.