Nil ouvrit des yeux stupéfaits.
– Que voulez-vous dire ? Je ne verrai sans doute personne d'autre que lui à Rome, et j'ai totalement confiance : nous étions étudiants ensemble, je le connais depuis longtemps.
– Mais il a vécu quelque temps au Vatican. Ce lieu transforme tous ceux qui l'approchent, ils ne sont plus jamais les mêmes... Allons, oubliez ce que je viens de vous dire, mais prenez garde à vous !
Sur la table, Leeland avait déjà étalé un manuscrit.
– Il en a mis du temps à te trouver des gants ! Alors qu'il y en a un plein tiroir dans la salle d'à côté, de toutes les tailles...
Nil ne répondit pas au regard inquiet de son ami, et s'approcha de la grosse loupe rectangulaire qui surplombait le manuscrit. Il jeta un coup d'œil.
– Pas d'enluminures, sans doute antérieur au Xe siècle : au travail, Remby !
À midi ils prirent un sandwich que Breczinsky leur apporta. Soudain tout sourire, le Polonais demanda à Nil de lui expliquer en quoi consisterait son travail.
– D'abord déchiffrer le texte latin de ces manuscrits de chant grégorien. Puis traduire le texte hébreu des chants juifs anciens dont la mélodie est proche, et comparer... Je ne m'occupe que du texte, bien sûr, Mgr Leeland fait le reste.
– L'hébreu ancien m'est hermétique, ainsi que les écritures médiévales, expliqua l'Américain en riant.
Quand ils ressortirent, le soleil était bas sur l'horizon.
– Je retourne directement à San Girolamo, s'excusa Nil : cet air climatisé m'a donné mal à la tête.
Leeland l'arrêta : ils étaient au centre de la place Saint-Pierre.
– J'ai l'impression que tu as fait forte impression sur Breczinsky : d'habitude, il ne prononce pas plus de trois phrases à la suite. Alors, mon ami, il faut que je te mette en garde : méfie-toi de lui.
« Encore ! Seigneur, où suis-je tombé ? »
Le visage grave, Leeland insista :
– Fais attention à ne commettre aucun impair. S'il te parle, ce sera pour te sonder : ici, rien ni personne n'est innocent. Tu ignores à quel point le Vatican est dangereux, il faut se méfier de tous et de chacun
43.
Un flot de pensées tourbillonnait encore dans la tête de Nil quand il pénétra dans sa chambre à San Girolamo. Il s'assura d'abord que rien n'avait disparu de l'armoire, qu'il trouva toujours fermée à clé, et alla à la fenêtre : le sirocco, ce terrible vent du sud qui recouvre la ville d'une fine pellicule de sable du Sahara, venait de se lever. Rome, d'habitude si lumineuse, baignait dans une clarté glauque, jaunâtre.
Il ferma la fenêtre pour se protéger du sable. Ce qui ne l'empêcherait pas de souffrir de la brutale chute de pression atmosphérique qui accompagne toujours le sirocco, et cause à la population des migraines que la justice romaine considère comme une circonstance atténuante, en cas de crime commis sous l'influence du vent méléfique.
Il alla vers l'étagère pour prendre un comprimé d'aspirine préventif, et s'arrêta devant les objets oubliés par Andrei. Renié par sa famille quand il était entré au monastère, blessé par la mort de son ami, Nil avait l'émotion facile : ses yeux s'embuèrent de larmes. Il rassembla ce qui constituait maintenant pour lui des souvenirs précieux, et les glissa au fond de sa valise : ils prendraient place dans sa cellule, à Saint-Martin.
Machinalement, il ouvrit l'agenda et le feuilleta. Le calendrier d'un moine est aussi lisse que sa vie : les pages étaient vierges jusque début novembre. Là, Andrei avait noté le jour et l'heure de son départ pour Rome, puis ses rendez-vous à la Congrégation. Nil tourna la page : quelques lignes étaient jetées, à la hâte.
Le cœur battant, il s'assit de travers et alluma la lampe du bureau.
En haut de la page de gauche, Andrei avait écrit, en capitales : LETTRE DE L'APÔTRE. Suivaient, un peu plus bas, deux noms : « Origène, Eusèbe de Césarée » – ce dernier suivi de trois lettres, et six chiffres.
Deux Pères de l'Église grecque.
Sur la page d'en face, il avait griffonné : « S.C.V. templiers ». Et en face, à nouveau trois lettres, suivies de quatre chiffres seulement.
Que venaient faire les templiers au milieu des Pères de l'Église ?
Était-ce l'effet du sirocco ? La tête lui tourna légèrement.
Lettre de l'apôtre : dans leurs conversations Andrei avait évoqué devant lui, de façon très vague, quelque chose de ce genre. Et c'était l'une des quatre pistes figurant sur son billet rédigé dans le Rome express.
Nil s'était souvent demandé comment exploiter cette mention mystérieuse. Et voilà que son ami, comme il l'aurait fait s'il était toujours à ses côtés, lui reparlait de cette lettre. Andrei semblait lui dire qu'il apprendrait quelque chose à son sujet dans les écrits de deux Pères de l'Église, dont il avait noté ici ce qui ressemblait à une référence.
Il fallait qu'il retrouve ces textes. Mais où ?
Nil alla au lavabo prendre un verre d'eau et y jeta son aspirine. Tout en regardant monter la colonne gazeuse, il réfléchissait intensément. Trois lettres suivies de chiffres : c'étaient des cotes de la Classification Dewey, l'emplacement de livres rangés dans une bibliothèque. Mais quelle bibliothèque ? L'avantage du système Dewey, c'est qu'il est extensible à l'infini : chaque bibliothécaire peut l'adapter à ses besoins, sans en sortir. Avec beaucoup de chance, les deux derniers chiffres pouvaient permettre de repérer une bibliothèque parmi des centaines d'autres.
En interrogeant chaque bibliothécaire. Dans le monde entier.
Nil avala son aspirine.
Chercher un livre uniquement à partir de sa cote Dewey, c'était chercher une voiture dans un parking de quatre mille places, sans connaître ni son emplacement ni sa marque. Ni le nom du préposé à l'entrée. Ni même de quel parking il s'agit...
Il se massa les tempes : la douleur allait plus vite que l'aspirine.
Les trois lettres après Origène et Eusèbe étaient suivies de six chiffres : c'était donc une cote complète, l'emplacement précis d'un ouvrage sur une étagère. Mais les trois lettres accompagnant « S.C.V. templiers » n'étaient suivies que de quatre chiffres : elles indiquaient un épi, ou peut-être une zone dans une bibliothèque donnée, sans préciser l'emplacement.
S.C.V. était-il l'abréviation d'une bibliothèque ? Dans quelle partie du monde ?
Un étau douloureux enserrait maintenant la tête de Nil, l'empêchant de penser. Pendant des années, le père Andrei avait été en relation avec des bibliothécaires de toute l'Europe, souvent par Internet. Si l'une de ces cotes était celle d'une bibliothèque de Vienne, il se voyait mal demandant au révérend père abbé de lui retenir un billet aller-retour pour l'Autriche.
Il prit une deuxième aspirine, et monta sur la terrasse qui dominait le quartier. Au loin, on apercevait la haute coupole de la basilique Saint-Pierre. La tombe de l'apôtre avait été creusée dans le tuffo de la colline du Vatican alors située hors de Rome, sur laquelle Néron avait fait construire une résidence impériale et un cirque. C'est là que des milliers de chrétiens et de juifs, confondus dans la même haine, furent crucifiés en l'an 67.
Ses recherches lui avaient révélé un visage inattendu de Pierre, habité de pulsions meurtrières. Les Actes des Apôtres attestent que deux chrétiens de Jérusalem ont péri de sa main, Ananie et Saphire. L'assassinat de Judas n'était qu'une hypothèse, mais appuyée par quantité d'indices très forts. Cependant, à Rome, sa mort avait été celle d'un martyr : « Je crois, dit Pascal, ceux qui meurent pour leur foi. » Pierre était né ambitieux, violent, calculateur : peut-être, dans les derniers instants de sa vie, était-il enfin devenu un véritable disciple de Jésus ? L'Histoire ne peut plus en décider, mais il fallait lui accorder ce bénéfice du doute.