– C'est mon abbaye américaine qui m'a offert tout ça, une fortune ! Ils étaient furieux de la façon dont j'ai été limogé de mon poste d'abbé régulièrement élu, pour des raisons de politique ecclésiastique. Le Vatican me demande de faire acte de présence à mon bureau de minutante matin et soir. Puis je vais travailler à la réserve ou je reviens ici. Breczinscky m'a autorisé à photographier certains manuscrits, que j'ai scannés dans l'ordinateur.
– Pourquoi m'as-tu dit de me méfier de lui ?
Leeland sembla hésiter à répondre :
– Pendant nos années d'études romaines, tu voyais le Vatican depuis la colline de l'Aventin, à un kilomètre d'ici : c'était loin, Nil, très loin. Tu étais fasciné par le ballet des prélats autour du pape, tu appréciais en spectateur, fier d'appartenir à une machinerie qui possède une carrosserie si prestigieuse. Maintenant tu n'es plus spectateur : tu es un insecte, piqué sur la toile, piégé par les araignées, englué comme une mouche sans défense.
Nil l'écoutait en silence. Depuis la mort d'Andrei, il pressentait que sa vie avait basculé, qu'il était entré dans un univers dont il ignorait tout. Leeland poursuivit :
– Josef Breczinsky est un Polonais, l'un de ceux qu'on appelle les « hommes du pape ». Totalement dévoué à la personne du Saint-Père, et donc écartelé entre les courants qui parcourent le Vatican, d'autant plus violents qu'ils sont souterrains. Depuis quatre ans je travaille à dix mètres de son bureau, et ne sais toujours rien de lui : sauf qu'il porte le poids d'une souffrance infinie, qui se lit sur son visage. Il semble t'apprécier : fais très attention à ce que tu lui dis.
Nil retint son envie de saisir le bras de Leeland.
– Et toi, Remby ? Est-ce que toi aussi tu es un... insecte englué dans la toile ?
Les yeux de l'Américain s'embuèrent de larmes.
– Moi... ma vie est finie, Nil. Ils m'ont détruit, parce que j'ai cru en l'amour. Comme ils peuvent te détruire, parce que tu crois en la vérité.
Nil comprit qu'il ne devait pas insister. « Pas aujourd'hui. Une telle détresse dans son regard ! »
L'Américain se reprit.
– Je suis bien incapable de collaborer à tes travaux érudits, mais je ferai tout mon possible pour t'aider : les catholiques ont toujours voulu ignorer que Jésus était juif ! Mets à profit ton séjour inattendu à Rome, les manuscrits grégoriens attendront s'il le faut.
– Nous irons chaque jour travailler à la réserve, pour ne pas éveiller les soupçons. Mais je suis décidé à poursuivre la recherche d'Andrei. Son billet parlait de quatre pistes à explorer. L'une d'entre elles concerne une dalle récemment découverte dans l'église de Germigny, avec une inscription datant de l'époque de Charlemagne. Nous avons rapidement pris un cliché de face, l'inscription avait beaucoup étonné Andrei. J'ai ici le négatif : crois-tu qu'avec ton matériel informatique, tu puisses en tirer quelque chose ?
Leeland eut l'air soulagé : parler technique lui permettait d'échapper aux fantômes qu'il venait d'évoquer.
– Tu n'imagines pas ce qu'un ordinateur peut faire ! Si ce sont les caractères d'une langue qu'il possède en mémoire, il sait reconstituer des lettres ou des mots à partir d'un texte abîmé par le temps. Montre-moi ton négatif.
Nil prit sa sacoche, et tendit le rouleau à son ami. Ils passèrent de l'autre côté de la pièce, Leeland alluma les boîtiers qui se mirent à clignoter. Il ouvrit l'un d'eux.
– Scanner laser, dernière génération.
Quinze secondes plus tard, la dalle apparut sur l'écran. Leeland mania la souris, pianota sur le clavier, et la surface de l'image commença à être balayée, très régulièrement, par un pinceau lumineux.
– Il y en a pour vingt minutes. Pendant qu'il travaille, viens à côté du piano, je vais te jouer le Children's Corner.
Tandis que Leeland, les yeux fermés, faisait naître sous ses doigts la mélodie délicate de Debussy, le pinceau de l'ordinateur passait, inlassablement, devant la reproduction d'une mystérieuse inscription carolingienne.
Photographiée, au crépuscule du XXe siècle, par un moine que ce cliché avait conduit à la mort.
Au même moment, Mgr Calfo saisissait son téléphone portable :
– Ils ont quitté le bureau de la Congrégation et sont partis immédiatement pour l'appartement de l'Americano ? Bon, restez dans les parages, surveillez discrètement leurs mouvements, et ce soir vous me faites votre rapport.
Il palpa machinalement le losange oblong de son jaspe vert.
47.
Sur l'écran de l'ordinateur, l'inscription de la dalle de Germigny apparaissait maintenant avec une grande netteté.
– Regarde, Nil : c'est parfaitement lisible. Ce sont des caractères latins, l'ordinateur les a restitués. Et puis là, au début et à la fin du texte, il y a deux lettres grecques – alpha et oméga – qu'il a identifiées sans erreur possible.
– Peux-tu me faire un tirage ?
Nil contemplait l'inscription tirée sur papier. Leeland attendit qu'il prenne la parole.
– C'est bien le texte du Symbole de Nicée, le Credo. Mais il est disposé de façon totalement incompréhen-sible...
Ils rapprochèrent leurs sièges. « Comme autrefois, quand je le retrouvais dans sa chambre pour étudier avec lui, côte à côte sous la même lampe. »
– Pourquoi a-t-on ajouté la lettre alpha avant le premier mot du texte, et la lettre oméga après le dernier ? Pourquoi ces deux lettres, la première et la dernière de l'alphabet grec, artificiellement plaquées sur un texte écrit en latin et considéré comme intouchable ? Pourquoi a-t-on tronçonné les mots, sans tenir compte de leur signification ? Je ne vois qu'une explication possible : il ne faut pas s'occuper du sens, puisqu'il n'y en a pas, mais de la façon dont le texte a été disposé. Andrei m'a dit qu'il n'avait jamais vu cela : il s'est certainement douté que ce découpage avait une signification particulière, et il a fallu qu'il vienne à Rome pour s'apercevoir que le Credo ainsi modifié avait quelque chose à voir avec les trois autres indices notés sur son billet. Pour l'instant je n'en ai déchiffré qu'un seul, le manuscrit copte.
– Tu ne m'en as pas encore parlé...
– Parce que j'ai découvert ce que veulent dire les mots, mais pas le sens du message. Et le sens se trouve peut-être dans la façon incompréhensible dont ce texte a été gravé au VIIIe siècle.
Nil réfléchit, puis il reprit :
– Tu sais que, pour les Grecs, alpha et oméga signifiaient le début et la fin du temps...
– Comme dans l'Apocalypse de saint Jean ?
– Exactement. Quand l'auteur de l'Apocalypse écrit « Je vis un ciel nouveau et une terre nouvelle », il fait dire au Christ qui lui apparaît en gloire :
Je suis l'alpha et l'oméga,
le Premier et le Dernier
le commencement et la fin.
» La lettre alpha signifie qu'un nouveau monde commence, et la lettre oméga que ce monde-là durera pour l'éternité. Encadré par ces deux lettres, l'étrange découpage du texte ferait donc allusion à un nouvel ordre du monde, qui ne pourrait en aucun cas être modifié : « un ciel nouveau et une terre nouvelle », quelque chose qui doit durer jusqu'à la fin des temps.
– L'alpha et l'oméga sont des symboles bibliques fréquents ?
– Pas du tout. On les trouve uniquement dans l'Apocalypse, dont la tradition affirme que l'auteur est Jean. On peut donc penser que si ce texte est ainsi enchâssé entre l'alpha et l'oméga, c'est que son agencement a quelque chose à voir avec l'Évangile selon saint Jean.