Nil se leva, et alla se planter devant la fenêtre fermée.
– Une disposition du texte indépendante du sens des mots, en relation avec l'Évangile attribué à Jean. Je ne peux rien dire d'autre, tant que je ne me suis pas assis à ma table pour retourner cette inscription dans tous les sens, comme Andrei a dû le faire. En tout cas, tout gravite autour du quatrième Évangile, et c'est pourquoi mes recherches intéressaient tant mon ami.
Nil fit signe à Leeland de le rejoindre près de la fenêtre.
– Demain tu ne me verras pas : je m'enferme dans ma chambre à San Girolamo, et je n'en sortirai que quand j'aurai trouvé le sens de cette inscription. On se revoit après-demain, j'espère que j'y verrai plus clair. Il faudra ensuite que tu me laisses utiliser Internet, j'ai une recherche à faire dans les grandes bibliothèques du monde entier.
Du menton, il désigna le sommet de la coupole de Saint-Pierre, qui émergeait au-dessus des toits.
– Andrei est peut-être mort parce qu'il avait touché à quelque chose qui menaçait ça...
Si, au lieu de regarder le dôme du Vatican, ils avaient jeté un coup d'œil dans la rue, ils auraient pu voir un homme jeune qui fumait négligemment, abrité du froid de décembre dans une porte cochère. Comme n'importe quel flâneur, il portait un pantalon clair et une veste épaisse.
Ses yeux noirs ne quittaient pas le troisième étage de l'immeuble de la via Aurelia.
48.
Tard ce soir-là, le bureau de Catzinger restait seul éclairé dans l'immeuble de la Congrégation. Il fit entrer Calfo, et s'adressa à lui sur son ton de commandement :
– Monseigneur – le cardinal tenait en main une simple feuille –, j'ai reçu en fin d'après-midi le second rapport de Leeland. Il se moque de nous. Selon lui, ils n'ont parlé aujourd'hui que de chant grégorien. Or, vous me dites qu'ils sont restés enfermés dans l'appartement de la via Aurelia, pendant toute la matinée ?
– Jusqu'à quatorze heures, Éminence, heure à laquelle le Français a quitté les lieux pour regagner San Girolamo, où il s'est cloîtré dans sa chambre. Mes informations sont absolument sûres.
– Je ne veux pas en connaître la source. Débrouillez-vous pour savoir ce qu'ils se disent dans l'appartement de Leeland : nous devons être informés sur ce que ce Français a en tête. Me suis-je fait comprendre ?
En début de matinée le lendemain, un touriste semblait s'intéresser de près aux chapiteaux sculptés du teatro di Marcello, qui délimite l'emplacement du marché aux bœufs de l'ancienne Rome, le Foro Boario. Non loin, le temple de la Fortune virile dresse ses colonnes rigides coiffées d'un gland corinthien, qui rappellent au visiteur averti quelle était sa dédicace. Juste à côté, un petit temple rond est consacré aux vestales, qui offraient leur chasteté perpétuelle aux divinités de la ville et y entretenaient le feu sacré. En passant devant ces deux édifices accolés, le touriste avait eu un sourire de contentement : « La fortune virile, et la chasteté perpétuelle. L'Éros divinisé aux côtés de la divine pureté : déjà, les Romains avaient compris. Nos mystiques n'ont fait que développer. »
Son pantalon de ville ne parvenait pas à masquer un postérieur éloquent, et s'il gardait la main droite enfoncée dans la poche de sa veste en daim, c'était pour cacher le très beau jaspe qui ornait son annulaire – jamais, en aucun cas, il ne se séparait de ce bijoux de prix.
Il fut rejoint par un homme qui tenait ostensiblement en main un gros guide touristique de Rome.
– Salam aleikoum, monseigneur !
– We aleikoum salam, Moktar. Voilà ce qui était convenu, pour le transport de la dalle de Germigny. Beau travail.
De sa poche émergea une enveloppe, qui changea de mains. Moktar Al-Qoraysh palpa rapidement l'enveloppe, sans l'ouvrir, et offrit en échange un sourire à son interlocuteur.
– Je suis allé inspecter l'immeuble de la via Aurelia : il n'y a aucun appartement à louer. En revanche, un studio est à vendre au deuxième étage, juste sous celui de l'Americano.
– Combien ?
À l'énoncé du chiffre, Calfo fit une grimace : bientôt peut-être, la Société Saint-Pie V n'aurait plus à compter. Il ouvrit sa veste, et sortit de la poche intérieure une autre enveloppe, plus grande et plus épaisse.
– Tu vas le visiter tout de suite, tu conclus l'achat immédiatement et tu te fais remettre la clé. Leeland sera retenu à la Congrégation cet après-midi, tu auras trois heures pour faire le nécessaire.
– Monseigneur ! En une heure de temps, les micros seront installés.
– Ton ennemi préféré est retourné en Israël ?
– Tout de suite après notre petit voyage. Il prépare une tournée internationale qui commence par une série de concerts ici, à Rome, à l'occasion de Noël.
– Parfait, merveilleuse couverture, tu auras peut-être encore à faire appel à lui.
Moktar lui lança un regard égrillard.
– Et Sonia, vous en êtes content ?
Calfo réprima son irritation. Il répondit sèchement :
– J'en suis très satisfait, merci. Ne perdons pas de temps, mah salam.
Les deux hommes se séparèrent sur un signe de tête. Moktar traversa le Tibre au pont de l'Isola, tandis que Calfo coupait par la piazza Navona.
« Le christianisme ne pouvait prendre naissance qu'à Rome, pensa-t-il en contemplant au passage les sculptures du Bernin et de Brunelleschi, opposées dans un dramatique face-à-face. Le désert conduit à l'inexprimable : mais pour s'exprimer dans l'incarnation, Dieu a besoin des frémissements de la chair. »
49.
Qumrân, an 68
Des nuées sombres s'accumulaient au-dessus de la mer Morte. Dans cette cuvette, les nuages ne donnent jamais de pluie, ils annoncent une catastrophe.
Iokhanân fit signe à son compagnon de continuer à avancer. Silencieusement, ils s'approchèrent du mur d'enceinte. Une voix gutturale les cloua sur place :
– Qui va là ?
– Béné Israël ! Juifs.
L'homme qui les avait arrêtés les regarda avec suspicion.
– Comment êtes-vous arrivés jusqu'ici ?
– Par la montagne, puis en nous faufilant à travers les plantations d'Ein Feshka. C'est le seul accès possible : les légionnaires encerclent Qumrân.
L'homme cracha sur le sol.
– Fils des ténèbres ! Que venez-vous faire ici, chercher la mort ?
– J'arrive de Jérusalem, nous devons voir Shimon Ben-Yaïr. Il me connaît, conduis-nous.
Ils escaladèrent le mur d'enceinte et s'arrêtèrent, interdits. Ce qui avait été autrefois un lieu paisible de prière et d'étude n'était plus qu'un immense caravansérail. Des hommes fourbissaient des armes dérisoires, des enfants couraient en hurlant, des blessés gémissaient à même le sol. Iokhanân était venu ici, autrefois, accompagnant son père adoptif qui aimait y retrouver ses amis esséniens. Dans la pénombre qui montait il s'arrêta, indécis, devant un groupe d'hommes âgés assis contre le mur du scriptorium où il avait si souvent passé des heures à regarder les scribes tracer, sur leurs parchemins, les caractères hébraïques.
Le guetteur s'approcha et glissa un mot à l'oreille d'un des vieillards. Avec vivacité, ce dernier se leva et ouvrit ses bras.
– Iokhanân ! Tu ne me reconnais pas ? C'est vrai, j'ai vieilli d'un siècle en un mois. Qui est avec toi ? Mes yeux sont infectés, je suis à moitié aveugle.
– Mais si, je te reconnais, Shimon ! C'est Adôn, le fils d'Eliézer Ben-Akkaï.
– Adôn ! Viens, que je t'embrasse... Mais où est Osias ?
Le compagnon de Iokhanân baissa la tête.
– Mon frère est mort dans la plaine d'Ashkélon, tué par une flèche romaine. Moi-même j'ai échappé par miracle à la Ve légion : ses légionnaires sont invincibles.