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– Halte ! Qui êtes-vous ?

Ils se mirent à courir, et une volée de flèches tenta de les atteindre. Cherchant le couvert des premiers oliviers, Iokhanân détalait de toutes ses forces, sa sacoche battant ses flancs, quand il entendit un cri sourd juste derrière lui.

– Adôn ! Tu es blessé ?

Il revint en arrière, se pencha vers son compagnon : une flèche romaine était plantée entre ses omoplates. Il eut la force de murmurer :

– Pars, frère ! Pars, et que Jésus soit avec toi !

Tapi dans un bosquet d'oliviers, Iokhanân vit de loin les légionnaires achever à coups de glaive le deuxième fils d'Eliézer Ben-Akkaï.

Un seul homme, désormais, savait où se trouve le tombeau de Jésus.

50.

Nil marchait d'un pas allègre : un soleil radieux se glissait entre les hauts murs bordant la via Salaria. Il avait passé toute la journée de la veille enfermé dans sa chambre, et partagé les repas des moines sans assister à leurs rares offices liturgiques, expédiés au plus vite. Il n'avait dû subir le bavardage intarissable du père Jean qu'au moment du café, pris dans le cloître.

– Tous, ici, nous avons connu les grandes heures de San Girolamo, quand on espérait offrir au monde une nouvelle version de la Bible en latin. Depuis que la modernité nous a condamnés, nous travaillons dans le vide, et la bibliothèque est laissée à l'abandon.

« Ce n'est pas seulement la modernité : la vérité, peut-être, vous condamne aussi » pensa Nil en ingurgitant un liquide qui insultait Rome, la ville où se déguste le meilleur café du monde.

Mais ce matin il se sentait léger, et oubliait presque l'ambiance oppressante dans laquelle il était plongé depuis son arrivée, cette méfiance de tous envers tous, et la confidence de Leeland : « Ma vie est finie, ils ont détruit ma vie. » Qu'était devenu le grand étudiant à la fois grave et enfantin, qui posait sur chaque chose et sur chaque être le regard inaltérable d'un optimisme aussi indestructible que sa foi en l'Amérique ?

Il s'était battu avec l'inscription de la dalle, l'avait retournée dans tous les sens. Sur le point d'abandonner, il avait eu l'idée de confronter le texte mystérieux au manuscrit copte : cela avait été un trait de lumière. L'une des deux phrases lui avait permis d'aboutir, au début de la nuit.

Andrei avait vu juste : il fallait tout mettre en perspective. Rapprocher des éléments épars, chacun écrit à une époque différente – Ier siècle pour l'Évangile, IIIe siècle pour le manuscrit, VIIIe siècle pour Germigny. Il commençait à entrevoir un fil conducteur.

Ne pas lâcher ce fil. « La vérité, Nil : c'est pour la vérité que vous êtes entré au monastère. » La vérité vengerait Andrei.

Quand il pénétra dans le studio de la via Aurelia, Leeland, toutes lumières allumées, jouait une Étude de Chopin et l'accueillit avec le sourire. Nil se prit à douter que le même homme, deux jours plus tôt, lui avait fait entrevoir un abîme de désespoir.

– Pendant mes années à Jérusalem, j'ai passé beaucoup de temps auprès d'Arthur Rubinstein, qui finissait ses jours là-bas : nous étions une dizaine d'étudiants, des Israéliens, des étrangers, à nous réunir chez lui. J'ai eu le privilège de le voir faire travailler cette Étude. Alors, as-tu réussi à comprendre le rébus ?

Nil fit signe à Leeland de s'asseoir à côté de lui.

– Tout s'est éclairci quand j'ai eu l'idée de numéroter une à une les lignes de l'inscription. Voilà ce que ça donne :

 1αcredo in deum patrem om

 2nipotentem creatorem cel

 3i et terrae et in iesum c

 4ristum filium ejus unicu

 5m dominum nostrum qui co

 6nceptus est de spiritu s

 7ancto natus ex maria vir

 8gine passus sub pontio p

 9ilato crucifixus mortuus

10et sepultus descendit a

11d inferos tertia die res

12urrexit a mortuis ascend

13it in cœlos sedet ad dex

14teram dei patris omnipot

15entis inde venturus est

16iudicare vivos et mortuo

17s credo in spiritum sanc

18tum sanctam ecclesiam ca

19tholicam sanctorum commu

20nionem remissionem pecca

21torum carnis resurrectio

22nem vitam eternam amen.ω

– Vingt-deux lignes... murmura Leeland.

– Exactement vingt-deux. Alors je me suis reposé la première question : pourquoi a-t-on rajouté un alpha et un oméga au début et à la fin du texte ?

– Tu me l'as déjà dit : graver dans le marbre un nouvel ordre du monde, immuable, pour l'éternité.

– Oui, mais j'ai pu aller beaucoup plus loin. Chaque ligne n'a aucune signification, mais en comptant le nombre de signes – c'est-à-dire les lettres et les espaces – je me suis aperçu que chacune a la même longueur, exactement vingt-quatre signes. Première conclusion : ceci est un code numérique, c'est-à-dire basé sur la symbolique des nombres – une marotte très répandue dans l'Antiquité et au début du Moyen Âge.

– Un code numérique ? Qu'est-ce que c'est ?

– Sais-tu que 12 et 12 font 24 ?

Leeland siffla entre ses dents :

– Je m'incline devant ton génie : toute une journée pour aboutir à ce résultat !

– Ne te moque pas, accroche-toi. La base numérique de ce code, c'est le chiffre 12, qui symbolise dans la Bible la perfection du peuple élu : douze fils d'Abraham, douze tribus d'Israël, douze apôtres. Si douze représente la perfection, deux fois douze signifie l'absolu de cette perfection. Par exemple, dans l'Apocalypse, Dieu en majesté apparaît entouré par vingt-quatre vieillards, deux fois douze. Chaque ligne de l'inscription contient deux fois douze signes : chacune est donc absolument parfaite. Mais il manque deux lettres pour pouvoir obtenir des lignes régulières de vingt-quatre signes : afin d'arriver à ce résultat, on a ajouté au début la lettre alpha et à la fin la lettre oméga. On faisait ainsi coup double, puisqu'en même temps on introduisait une allusion transparente à l'Apocalypse de saint Jean : « Je suis l'alpha et l'oméga, le commencement et la fin. » Par son code, le texte instaure un monde nouveau, immuable. Tu me suis ?

– Jusque-là, oui.

– Si deux fois douze représente la perfection absolue, le carré de cette perfection, soit 24 fois 24, est la perfection éternelle : dans l'Apocalypse, le rempart de la Jérusalem céleste – la cité éternelle – mesure cent quarante-quatre coudées, qui est un carré de douze. Pour qu'il représente la perfection éternelle selon ce code particulier, il faudrait que le Credo soit disposé en vingt-quatre lignes de chacune vingt-quatre signes : un carré parfait. D'accord ?

– Mais il n'y a que vingt-deux lignes !

– Justement, il manque deux lignes pour former le carré parfait. Or il se trouve que le texte adopté au concile de Nicée contient douze professions de foi. Une légende très ancienne rapporte qu'au soir du dernier repas pris dans la salle haute, chacun des douze apôtres aurait consigné par écrit l'une de ces professions de foi. C'était garantir, de façon naïve, l'origine apostolique du Credo. Douze apôtres, douze professions de foi, en douze phrases réparties chacune sur deux lignes de vingt-quatre signes : dans le langage rigoureux d'un code numérique, on aurait dû obtenir un carré parfait, vingt-quatre lignes de vingt-quatre signes. Et comme tu le vois, il n'y a que vingt-deux lignes : le carré n'est pas parfait, il manque un apôtre !

– Où veux-tu en venir ?

– En arrivant dans la salle haute, au soir du dernier repas, ils sont douze avec Jésus – plus l'hôte prestigieux, le disciple bien-aimé : treize hommes pour témoigner. Au milieu du repas, Judas quitte les lieux pour aller préparer l'arrestation de son Maître : douze hommes restent sur place. Mais l'un de ces douze est celui qui sera ensuite férocement éliminé de tous les textes, et de la mémoire. Celui-là ne peut pas être compté au nombre des apôtres, de ceux qui vont fonder l'Église sur leur témoignage. Il faut l'écarter à tout prix, afin que jamais il ne puisse être considéré comme l'un des Douze. Répartir le texte sur vingt-quatre lignes eût été admettre que ce personnage, lui aussi, avait rédigé ce soir-là une des douze professions de foi du Credo. C'était donc authentifier son témoignage, à égalité avec celui des autres apôtres. La double ligne manquante, Rembert, c'est la place en creux de celui qui était allongé à côté de son Maître le jeudi 6 avril 30 au soir, mais qui a été rejeté du groupe des Douze lors de la fondation de l'Église. C'est l'aveu implicite qu'il y avait bien, aux côtés de Jésus, un treizième apôtre !