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Rembert Leeland... qu'était devenu l'étudiant amical et confiant d'antan, le jeune homme rieur qui jouait sa vie comme sa musique, avec bonheur ? Pourquoi ce bref accès de désespoir ? Nil avait perçu en lui une faille si profonde, qu'il n'avait pu s'en ouvrir à un vieil ami.

Quant à Breczinsky, il semblait totalement seul dans le sous-sol glacial et désert de la Bibliothèque vaticane. Pourquoi lui avait-il fait ces confidences, que s'était-il passé entre lui et Andrei ?

Il décida de se concentrer sur la lettre de l'apôtre. Il devait retrouver un livre, quelque part dans le monde, à partir de sa cote Dewey.

Il se connecta sur Internet, appela Google et tapa bibliotheques universitaires.

Une page de onze sites s'afficha. En bas de l'écran, Google lui signalait que douze pages semblables avaient été sélectionnées. Cent trente sites environ à interroger.

Avec un soupir, il cliqua sur le premier site.

Lorsqu'il rentra peu après midi, Leeland fut contrarié de ne voir qu'un court billet posé devant l'ordinateur : Nil était retourné d'urgence à San Girolamo. Il reviendrait via Aurelia dans la soirée.

Avait-il trouvé quelque chose ? L'Américain n'avait jamais été un homme d'érudition biblique. Mais les travaux de Nil commençaient à l'intéresser au plus haut point. En cherchant à découvrir ce qui avait provoqué la mort d'Andrei, son ami voulait venger sa mémoire : lui, c'est sa propre vie ruinée qu'il rêvait maintenant de venger.

Car il sentait que ceux qui avaient détruit son existence, étaient aussi ceux qui avaient provoqué l'accident mortel du bibliothécaire de l'abbaye Saint-Martin.

Le soleil couchant donnait une couleur rouge sombre au nuage de pollution qui surplombe Rome. Leeland était reparti au Vatican. Dans l'appartement du dessous, le Palestinien entendit soudain quelqu'un entrer, puis s'installer devant l'ordinateur : c'était donc Nil. Les bandes magnétiques n'enregistraient que des bruits de clavier.

Brusquement, le paysage sonore s'anima : Leeland venait d'arriver à son tour.

Ils allaient parler.

57.

Égypte, du IIe au VIIe siècle

Contraints par la guerre de quitter Pella, les nazôréens furent bien accueillis par les Arabes de l'oasis de Bakka, où ils s'établirent. Mais la deuxième génération supportait mal l'austérité du désert d'Arabie : certains décidèrent de poursuivre jusqu'en Égypte. Ils se fixèrent au nord de Louxor, dans un village du djebel El-Tarif appelé Nag Hamadi. Ils y formèrent une communauté soudée par le souvenir du treizième apôtre et de son enseignement. Et par son épître, dont chaque famille possédait une copie.

Rapidement, ils se heurtèrent aux missionnaires chrétiens venus d'Alexandrie, dont l'Église était en pleine expansion. Le christianisme se répandait dans l'Empire avec l'impétuosité d'un feu de forêt : les nazôréens, qui refusaient la divinité de Jésus, devaient se soumettre – ou disparaître.

Transformer Jésus en Christ-Dieu ? Être infidèles à l'épître ? Jamais : ils furent persécutés par les chrétiens. D'Alexandrie venaient des ordres écrits en copte : il fallait anéantir cette épître, en Égypte comme partout dans l'Empire. À chaque fois qu'une famille nazôréenne était chassée dans le désert, où la mort l'attendait, sa maison était fouillée et l'épître du treizième apôtre détruite. Elle parlait d'un tombeau contenant les ossements de Jésus, quelque part dans le désert d'Idumée : le tombeau de Jésus doit rester vide, pour que vive le Christ.

Un seul exemplaire échappa pourtant aux chasseurs et parvint dans la bibliothèque d'Alexandrie, où il fut enfoui au milieu des cinq cent mille volumes de cette huitième merveille du monde.

Un peu après l'an 200, un jeune Alexandrin nommé Origène commença à fréquenter assidûment la bibliothèque. Chercheur infatigable, il était passionné par la personne de Jésus. Sa mémoire était prodigieuse.

Devenu enseignant, Origène fut persécuté par son évêque, Demetrius. C'était jalousie, car son charisme attirait à lui l'élite d'Alexandrie. Mais aussi méfiance, car Origène n'hésitait pas à utiliser dans son enseignement des textes interdits par l'Église. Finalement, Demetrius le chassa d'Égypte et Origène se réfugia à Césarée de Palestine : mais il emporta avec lui sa mémoire. Quant à l'épître du treizième apôtre, elle resta enfouie dans l'immense bibliothèque, ignorée par tous : rares sont les chercheurs ayant le génie d'un Origène.

Lorsqu'en 691 Alexandrie tomba aux mains des musulmans, le général Al-As Amrou ordonna que soient brûlés un à un tous les livres : « S'ils sont conformes au Coran, proclama-t-il, ils sont inutiles. S'ils ne sont pas conformes, ils sont dangereux. » Pendant six mois, la mémoire de l'Antiquité alimenta les chaudières des bains publics.

En brûlant la bibliothèque d'Alexandrie, les musulmans venaient de réussir ce que les chrétiens n'avaient pu achever : désormais il ne restait plus nulle part un seul exemplaire de l'épître.

Sauf l'original, toujours enfoui dans une jarre protégée par le sable, à gauche en entrant dans l'une des grottes surplombant les ruines de Qumrân.

58.

– Alors, as-tu trouvé quelque chose ?

Le visage tendu, Leeland venait d'arriver dans le studio. À côté de l'ordinateur, plusieurs feuillets de papier étaient éparpillés. Nil semblait fatigué : sans répondre, il alla jeter un coup d'œil à la fenêtre. Et revint s'asseoir, décidé à ne pas tenir compte de la mise en garde de Breczinsky et de tout dire à son ami.

– Après ton départ j'ai commencé à interroger les plus grandes bibliothèques du monde. Vers la fin de la matinée, je suis tombé sur le bibliothécaire d'Heidelberg, qui a vécu à Rome. Nous nous sommes mis en mode conversation, et il m'a dit que la cote Dewey venait sans doute... devine ?

– De la bibliothèque de San Girolamo, et c'est pourquoi tu y es retourné d'urgence !

– J'aurais pu y penser, c'est la dernière bibliothèque fréquentée par Andrei avant sa mort : il est tombé sur un livre dont il a noté rapidement la référence sur ce qu'il avait sous la main, son agenda – sans doute avec l'intention de consulter une deuxième fois cet ouvrage. Et puis il a quitté Rome avec précipitation, laissant derrière lui l'agenda devenu inutile.

Leeland s'assit auprès de Nil, les yeux brillants.

– Et tu as retrouvé le livre ?

– La bibliothèque de San Girolamo a été constituée de bric et de broc, en fonction des bibliothécaires qui se sont succédé rapidement, et on y trouve de tout. Mais les livres sont à peu près classés, et j'ai effectivement découvert celui qui avait attiré l'attention d'Andrei, une catena d'Eusèbe de Césarée : une édition rare du XVIIe siècle, je n'en avais jamais entendu parler.

Leeland demanda, d'un air gêné :

– Excuse-moi, Nil, j'ai oublié tout ce qui n'est pas ma musique. Qu'est-ce qu'une catena ?

– Il y a eu, au IIIe siècle, une lutte féroce autour de la divinité de Jésus, que l'Église cherchait à imposer : partout on détruisait les textes non conformes au dogme en train de naître. Après avoir condamné Origène, l'Église a fait brûler méthodiquement tous ses écrits. Eusèbe de Césarée admirait beaucoup l'Alexandrin, qui est mort dans sa ville. Il a voulu sauver ce qui pouvait l'être de son œuvre mais, pour ne pas être condamné lui aussi, il en a fait circuler des extraits choisis, enfilés l'un après l'autre comme les maillons d'une chaîne : une catena. On a repris par la suite son idée, beaucoup d'œuvres anciennes aujourd'hui disparues ne nous sont accessibles que par ces extraits. Andrei a deviné que cette catena qu'il n'avait jamais vue pouvait contenir des passages d'Origène très peu connus. Il a fouillé, et il a trouvé.