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– Trouvé quoi ?

– Une phrase d'Eusèbe, passée jusqu'ici inaperçue. Origène, dans un de ses ouvrages aujourd'hui perdus, disait qu'il avait vu à la bibliothèque d'Alexandrie une mystérieuse epistola abscondita apostoli tredicesimi : l'épître secrète – ou cachée – d'un treizième apôtre, qui apporterait la preuve que Jésus n'est pas de nature divine. Andrei devait avoir des soupçons sur l'existence de cette épître, il m'en avait vaguement parlé : je vois qu'il était bien à sa recherche, puisqu'il a soigneusement noté cette référence inespérée.

– Quel crédit peut-on accorder à une phrase isolée dans un texte mineur, tombé dans l'oubli ?

Nil se massa le menton.

– Tu as raison, à lui seul ce simple maillon d'une catena ne suffit pas. Mais rappelle-toi : dans son billet posthume, Andrei suggérait de mettre en relation les quatre pistes qu'il avait retenues. Cela fait des semaines que je retourne dans ma tête la deuxième phrase du manuscrit copte trouvé à l'abbaye : « Que l'épître soit partout détruite, afin que la demeure demeure. » Grâce à Origène, je crois que j'ai enfin compris.

– Un nouveau code ?

– Pas du tout. Au début du IIIe siècle, l'Église est en train de mettre au point le dogme de l'Incarnation qui sera proclamé au concile de Nicée, et elle cherche à éliminer tout ce qui s'y oppose. Ce fragment de manuscrit copte – qui avait alerté Andrei – est sans doute ce qui reste d'une directive d'Alexandrie, qui ordonnait que cette épître soit partout détruite. Ensuite, il y a un jeu de mots sur un terme copte, que j'ai traduit faute de mieux par « demeure » mais qui peut aussi bien signifier « assemblée ». En grec, langue officielle d'Alexandrie, « assemblée » se dit ekklesia – Église. Alors le sens de la phrase devient clair : il faut que cette épître soit partout détruite, afin que l'Église demeure – pour qu'elle ne soit pas elle-même réduite à néant ! C'était l'un ou l'autre, l'épître du treizième apôtre ou la survie de l'Église.

Leeland émit un petit sifflement :

– I see...

– Les pistes commencent enfin à se croiser : l'inscription de Germigny confirme qu'au VIIIe siècle, un treizième apôtre est jugé si dangereux qu'on doit l'écarter pour toujours, alpha et oméga – et nous savons qu'il n'est autre que le disciple bien-aimé du quatrième Évangile. Origène nous dit qu'il a vu à Alexandrie une épître écrite par cet homme, et le manuscrit copte nous confirme qu'il y en avait un ou plusieurs exemplaires à Nag Hamadi, puisqu'il donne l'ordre de les détruire.

– Mais comment cette épître serait-elle parvenue à Nag Hamadi ?

– On sait que les nazôréens se sont réfugiés à Pella, dans l'actuelle Jordanie, peut-être avec le treizième apôtre. Ensuite, on perd leur trace. Mais Andrei m'avait demandé de lire attentivement le Coran, qu'il connaissait bien. Ce que j'ai fait, confrontant plusieurs traductions scientifiques dont je disposais à l'abbaye. J'ai eu la surprise de voir l'auteur mentionner très souvent des naçâra – le mot arabe pour « nazôréen » –, qui sont sa principale source d'information sur Jésus. Après Pella, les disciples du treizième apôtre ont donc dû se réfugier en Arabie, où Muhammad les aura connus. Pourquoi n'auraient-ils pas poursuivi jusqu'en Égypte ? Jusqu'à Nag Hamadi, emportant avec eux des copies de la fameuse épître ?

– Le Coran... Crois-tu vraiment que les nazôréens fugitifs aient exercé une influence sur son auteur ?

– C'est évident, le texte en témoigne abondamment. Je ne veux pas t'en dire plus pour l'instant : il me reste une dernière piste à explorer, un ouvrage ou une série d'ouvrages concernant les templiers, avec une cote incomplète. Nous parlerons du Coran une autre fois, il est tard et je dois rentrer à San Girolamo.

Nil se leva, et regarda à nouveau la rue noyée dans l'ombre. Comme s'il se parlait à lui-même, il ajouta :

– Le treizième apôtre a donc écrit une épître apostolique, partout détruite, poursuivie par la haine de l'Église. Qu'est-ce qu'il pouvait y avoir de si dangereux, dans cette lettre ?

À l'étage en dessous, Moktar avait écouté très attentivement. Lorsque Nil mentionna le Coran, Muhammad et les nazôréens, il poussa un juron :

– Fils de chien !

59.

Désert d'Arabie, septembre 622

L'homme galope dans la nuit noire. C'est vers Médine qu'ils s'enfuit de toute la force de son chameau à la bouche cerclée d'écume, et cette nuit s'appellera l'Hégire, marquant le début du temps pour les musulmans.

Il fuit l'oasis de Bakka, où il est né dans le clan prestigieux des Qoraysh. Il fuit parce que les Qoraysh se disent fils d'Abraham, mais adorent pourtant des pierres sacrées.

Dans cette halte caravanière au milieu du désert, végétait depuis la nuit des temps une communauté de la diaspora juive. À sa tête, un rabbin érudit, enflammé, rêvait d'amener l'Arabie tout entière au judaïsme à travers sa tradition rabbinique. Le jeune Arabe s'était laissé séduire par cet homme exalté : il devint son disciple, et se convertit sans bruit.

Mais son rabbin lui demanda plus. Les Qoraysh orgueilleux rejetaient la prédication d'un juif : peut-être l'écouteraient-ils, lui, un Arabe du même clan qu'eux ? N'était-il pas devenu juif par le cœur ? Ce qu'il lui enseignait chaque jour, il voulait qu'il le proclame sur les places de l'oasis. « Dis-leur », répétait-il sans cesse... Afin de ne rien perdre de ce qu'il entendait, Muhammad prit des notes, qui s'accumulèrent. En arabe, car le rabbin avait compris qu'il fallait parler à ces hommes dans leur langue, et non en hébreu.

Pour les Qoraysh, c'en était trop : un des leurs, Muhammad, cherchait lui aussi à détruire le culte des pierres sacrées, source de leur richesse ! À la rigueur, ils auraient toléré qu'il devienne nazôréen : ces dissidents du christianisme étaient arrivés il y a plusieurs siècles, et leur prophète Jésus n'était pas dangereux. En même temps que celui de son rabbin, le jeune Arabe écoutait volontiers leur enseignement : séduit par Jésus, Muhammad aurait voulu se rapprocher d'eux. Mais les Qoraysh ne lui en laissèrent pas le temps, et le chassèrent.

Maintenant, il fuyait vers Médine : pour tout bagage, il n'emportait que ses précieuses notes. Écrites, jour après jour, à l'écoute de son rabbin : dis-leur...

À Médine, il se transforma en foudre de guerre. Les succès s'accumulant, il étendit son pouvoir sur toute une région et devint un chef politique respecté. Il fallait des lois pour organiser ceux qui se joignaient à lui : il les promulgua, puis les écrivit, et ces feuilles s'ajoutèrent jour après jour aux notes prises autrefois. Parfois il consignait aussi des faits divers, quelques récits de ses batailles. Ses notes devinrent un volumineux carnet de route.

Quand il voulut enrôler les juifs sous sa bannière, ils refusèrent net : furieux, il les chassa de la ville et se tourna vers les chrétiens du Nord. Oui, ceux-là l'aideraient volontiers dans ses conquêtes, à une condition toutefois : qu'il se fasse chrétien, et reconnaisse la divinité de Jésus. Muhammad les maudit, et les engloba avec les juifs dans une haine féroce.

Seuls les nazôréens trouvèrent grâce à ses yeux. Et dans son carnet, il écrivit des mots élogieux pour eux et pour leur prophète Jésus.