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Un frisson parcourut l'assemblée, et l'un des apôtres souleva ses avant-bras.

– Frère recteur, est-ce que nous ne jouons pas avec le feu ? Personne, depuis les Templiers, n'a approché d'aussi près le secret que nous avons pour mission de protéger.

– Cette assemblée a déjà pesé le pour et le contre, et pris une décision. Laisser le père Nil poursuivre sa recherche, c'est un risque : mais un risque calculé. Malgré les efforts de nos prédécesseurs, toute trace de l'épître n'a pas complètement disparu. Nous savons que son contenu est de nature à détruire l'Église catholique, et avec elle la civilisation dont elle est l'âme et l'inspiratrice. Il en existe peut-être encore un exemplaire, qui aurait échappé à notre vigilance. Ne répétons pas l'erreur commise avec le père Andrei : nous avons lâché le furet, ne l'empêchons pas cette fois-ci de courir après sa proie. S'il parvient à la localiser, nous agirons, et très vite. Le père Nil travaille pour nous...

Il fut interrompu par un apôtre dont l'aube blanche masquait mal l'obésité.

– Ils passent le plus clair de leur temps à la réserve de la Vaticane : quel moyen de contrôle avons-nous sur ce qui se dit dans ce lieu stratégique ?

Le recteur était le seul à savoir que cet apôtre était un membre haut placé de la Congrégation pour la propagation de la foi, l'un des services de renseignements les plus efficaces au monde. Il répondit avec une nuance de respect : cet homme avait connaissance de toutes les informations collectées sur les cinq continents, jusque dans la moindre paroisse de campagne.

– L'un de nous a rendu hier visite au père Breczinsky, pour lui rappeler certaines choses. Il semble qu'il ait compris. Je pense que nous serons rapidement fixés sur la capacité du père Nil à retrouver l'épître. Passons maintenant à la réunion statutaire.

Assisté par deux apôtres il fit coulisser le panneau de bois, et saisit avec respect le coffret qui se trouvait sur l'étagère du milieu. Devant les Onze immobiles, il le posa sur la table et s'inclina profondément.

– Le vendredi 13 octobre 1307, le chancelier Guillaume de Nogaret arrêta le grand-maître du Temple Jacques de Molay et cent trente-huit de ses frères à la maison templière de Paris. Ils furent enfermés dans les basses-fosses, et interrogés sans relâche sous la torture. Dans la France entière, le même jour, la presque totalité des membres de l'ordre furent saisis et mis hors de nuire : la chrétienté était sauvée. C'est ce vendredi 13, devenu fatidique dans le monde entier, que nous commémorons aujourd'hui comme le prévoient nos statuts.

Puis il se pencha, ouvrit le coffret. Nil avait retrouvé presque toutes les traces laissées dans l'Histoire par l'épître du treizième apôtre : mais celle-là, il passerait à côté. Il recula d'un pas.

– Mes frères, pour la vénération je vous prie.

Les apôtres se levèrent, et chacun s'approcha pour baiser d'abord l'anneau du recteur, puis le contenu du coffret.

Quand vint son tour, Antonio resta un instant immobile au-dessus de la table : simplement posée sur un coussinet de velours rouge, une pépite d'or brillait doucement. Très lisse, elle avait la forme d'une larme.

« Ce qui reste du trésor des Templiers ! »

Il s'inclina, son visage s'encastra dans le coffret et il posa ses lèvres sur la larme d'or. Il lui sembla qu'elle était encore brûlante, et une scène horrible apparut alors derrière ses yeux fermés.

1 Ouvrage célèbre de saint Jean Climaque, Père de l'Église.

63.

Le père Breczinsky les avait accueillis avec un sourire pâle, et conduits sans un mot à leur table de travail. Après un signe de tête il entra dans son bureau, dont il laissa la porte entrouverte.

Tout à sa récente découverte, Nil n'avait pas pris garde à son attitude réservée. « S.C.V., une cote du Vatican. C'est l'une des plus grandes bibliothèques du monde ! Y retrouver un livre : mission impossible. »

Il travailla machinalement pendant quelques minutes, puis respira un grand coup et se tourna vers Leeland.

– Rembert, voudrais-tu te passer de moi pendant quelques instants ? Breczinsky est le seul qui puisse m'aider à trouver à quoi correspond la cote S.C.V. laissée par Andrei dans son agenda. Je vais l'interroger.

Une ombre passa sur le visage de l'Américain, qui chuchota :

– Je t'en prie, rappelle-toi ce que je t'ai dit : ici, ne fais confiance à personne.

Nil ne répondit rien. « Je sais des choses que tu ignores. » Enleva ses gants, et frappa à la porte du bibliothécaire.

Immobile, Breckzinsky était assis devant l'écran éteint de son ordinateur, les mains posées à plat sur son bureau.

– Mon père, vous m'avez dit l'autre jour que vous étiez prêt à m'aider. Puis-je faire appel à vous ?

Le Polonais le regardait sans rien dire, le visage hagard. Puis il baissa les yeux sur ses mains, et parla d'une voix sourde, comme pour lui-même, comme si Nil n'était pas là :

– Mon père a été tué fin 1940, je ne l'ai pas connu. Ma mère m'a raconté : un matin, un officier supérieur de la Wehrmacht est venu chercher tous les hommes du village, soi-disant pour effectuer un travail en forêt. Mon père n'est jamais revenu, et ma mère est morte quand j'avais six ans. Un cousin de Cracovie m'a recueilli chez lui, j'étais un enfant perdu de la guerre et je ne pouvais plus parler. Le jeune curé de la paroisse voisine a eu pitié de cet enfant muet : il m'a pris auprès de lui, m'a redonné le goût de vivre. Puis, un jour, il a tracé le signe de la croix sur mon front, mes lèvres et mon cœur. Le lendemain, pour la première fois depuis des années, j'ai parlé. Il m'a ensuite permis d'entrer au séminaire diocésain de Cracovie, dont il était devenu évêque. Je lui dois tout, c'est le père de mon âme.

– Et il s'appelait ?

– Karol Wojtyla. C'est le pape actuel. Le pape que je sers de toutes mes forces.

Il leva enfin les yeux et les planta dans ceux de Nil.

– Vous êtes un vrai moine, père Nil, comme l'était le père Andrei : vous vivez dans un autre monde. Au Vatican, une toile est tissée autour du pape par des hommes qui ont intérêt à ce qu'il ne sache pas tout ce qu'ils font en son nom. Jamais, en Pologne, Karol Wojtyla n'a connu quoi que ce soit de semblable : là-bas, le clergé était totalement solidaire, uni contre l'ennemi soviétique commun. Chacun accordait à l'autre une confiance aveugle, l'Église polonaise n'aurait pas survécu à des manœuvres internes. C'est dans cet esprit que le pape s'est déchargé de ses responsabilités auprès d'hommes comme le cardinal Catzinger. Et moi, ici, je suis le témoin silencieux de bien des choses.

Il fit effort pour se lever.

– Je vous aiderai, comme j'ai aidé le père Andrei. Mais je prends un risque considérable : jurez-moi que vous ne cherchez pas à nuire au pape.

Nil lui répondit doucement :

– Je ne suis qu'un moine, mon père, rien d'autre ne m'intéresse que le visage et l'identité de Jésus. La politique et les mœurs du Vatican me sont étrangères, et je n'ai rien à voir avec le cardinal Catzinger qui ignore tout de mes travaux. Comme Andrei, je suis un homme de vérité.

– Je vous fais confiance : le pape, lui aussi, est un homme de vérité. Que puis-je pour vous ?

Nil lui tendit l'agenda d'Andrei.

– Le père Andrei a consulté, lors de son séjour à Rome, un livre dont il a noté ici la cote : est-ce qu'elle vous dit quelque chose ?

Brecksinsky examina attentivement la page de l'agenda, puis releva la tête.

– Bien sûr, c'est une cote de cette réserve. Elle indique tout le rayonnage où sont conservées les minutes des procès d'inquisition des templiers. Lors de son passage, le père Andrei m'a demandé de pouvoir les consulter, bien qu'il n'en ait pas l'autorisation. Suivez-moi.