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Ils passèrent en silence devant la table où Leeland, penché sur un manuscrit, ne releva pas la tête. Arrivé à la troisième salle, Breczinscky fit un crochet vers la gauche et conduisit Nil devant un épi situé dans un renforcement.

– Vous avez ici – il lui montra les étagères qui tapissaient le mur – des actes d'Inquisition de l'affaire des Templiers, les actes originaux. Je peux vous dire que le père Andrei s'est attardé sur les minutes de l'interrogatoire du templier Esquieu de Floyran par Guillaume de Nogaret, et la correspondance de Philippe le Bel, c'est moi-même qui les ai remis en place après son départ. J'espère que vous travaillerez aussi vite que lui : je vous laisse deux heures. Et rappelez-vous : vous n'êtes jamais venu dans cette partie de la réserve.

Il s'esquiva comme une ombre. Dans ce recoin désert, on n'entendait plus que le ronronnement de la climatisation. Une dizaine de cartons étaient alignés, numérotés. Dans l'un d'eux, sur une page écrite par le notaire de l'Inquisition devant le prisonnier épuisé par la torture, se trouvait peut-être une trace du treizième apôtre, retrouvée par Andrei.

Résolument, il tira à lui le premier carton : Aveux du frère Esquieu de Floyran, templier de Béziers, recueillis en présence de Monseigneur Guillaume de Nogaret par moi, Guillaume de Paris, représentant du roi Philippe le Bel et Grand Inquisiteur de France.

64.

Rive de la mer Morte, mars 1149

– Encore un effort, Pierre, ils nous talonnent.

Esquieu de Floyran saisit son compagnon à bras-le-corps. Ils se trouvaient au pied d'une falaise abrupte, un amas de concrétions rocheuses au milieu desquelles se glissaient des sentiers empruntés par les chèvres. On apercevait par endroits des trous noirs : l'entrée de grottes naturelles, surplombant le vide.

Depuis leur rencontre à Vézelay trois ans plus tôt, les deux hommes ne s'étaient plus quittés. Enflammés par la prédication de saint Bernard, ils avaient revêtu la tunique blanche à croix rouge et rejoint la deuxième croisade en Palestine. Là, les templiers s'étaient laissés piéger dans Gaza par les Turcs Seldjoukides. Esquieu voulut dégager la place forte : à la tête d'une quinzaine de chevaliers, il fit en plein jour une sortie de diversion qui entraîna effectivement à sa suite une partie des assiégeants. Dans leur course vers l'est, ses compagnons étaient tombés les uns après les autres. Il ne restait plus à ses côtés que Pierre de Montbrison, le fidèle.

Arrivés au bord de la mer Morte, leurs montures s'abattirent sous eux. Les deux templiers enjambèrent un mur écroulé, et pénétrèrent dans un enclos de ruines qui portaient les traces d'un violent incendie. Toujours courant, ils passèrent devant un vaste réservoir creusé dans le roc, puis suivirent le tracé de canaux d'irrigation qui se dirigeaient vers la falaise. Là était leur salut.

Au moment où ils quittaient le couvert des arbres, Pierre poussa un cri et tomba. Quand son compagnon se pencha sur lui, une flèche transperçait son abdomen, à la hauteur des reins.

– Laisse-moi, Esquieu, je suis blessé !

– Te laisser entre leurs mains ? Jamais ! Nous allons nous réfugier dans cette falaise, et nous échapper à la faveur de la nuit. Il y a une oasis tout près, Ein Feshka : c'est la route vers l'ouest, le chemin du salut. Appuie-toi sur moi, ce n'est pas la première flèche que tu reçois : on l'enlèvera une fois là-haut, tu reverras la France et ta commanderie.

Les paroles incandescentes de saint Bernard résonnaient encore à ses oreilles : « Le chevalier du Christ donne la mort en toute sécurité. S'il meurt, c'est pour son bien, s'il tue, c'est pour le Christ1. » Mais pour l'instant, il s'agissait surtout d'échapper à une bande de Turcs enragés.

Allahou Akbar ! Leurs cris étaient tout proches. « Pierre n'en peut plus. Seigneur, à notre secours ! »

L'un soutenant l'autre, ils s'engagèrent dans la paroi de la falaise.

Ils s'arrêtèrent auprès de l'ouverture d'une des grottes, et Esquieu jeta un coup d'œil vers le bas : leurs poursuivants semblaient les avoir perdus de vue, et tenaient conseil. De leur perchoir, il pouvait voir non seulement les ruines calcinées qu'ils venaient de traverser, mais l'anse de la mer Morte qui brillait sous le soleil du matin.

À sa droite, Pierre s'était appuyé contre la paroi rocheuse, livide.

– Il faut que tu t'allonges, et que je retire cette flèche. Viens, nous allons nous faufiler dans ce trou, et nous attendrons la nuit.

L'ouverture était si étroite qu'ils durent y entrer les pieds par-devant. Esquieu porta son compagnon qui geignait, couvert de sang. Curieusement, l'intérieur était assez lumineux. Il étendit le blessé à gauche de l'entrée, la tête contre une espèce de bol en terre cuite qui sortait du sable. Puis d'un geste vif il arracha la flèche : Pierre poussa un hurlement, et perdit connaissance.

« La flèche a transpercé le ventre de part en part, le sang coule à flots : il est perdu. »

Entre les lèvres du moribond, il versa les dernières gouttes d'eau de sa gourde. Puis alla inspecter la vallée en contrebas : les Turcs étaient toujours là, il fallait attendre leur départ. Mais Pierre serait mort avant.

Fin lettré, érudit, Esquieu avait accueilli sur ses terres un prieuré de moines blancs du nouvel ordre créé par saint Bernard. Il passait son temps libre à lire les manuscrits rassemblés dans leur scriptorium, et avait étudié la médecine de Gallien dans le texte grec : Pierre se vidait de son sang, qui formait sous son corps une flaque sombre. Il en avait pour une heure, peut-être moins.

Désemparé, il jeta un coup d'œil sur le sol de la grotte. Tout le long du mur de gauche, des bols en terre cuite dépassaient du sable. Il souleva au hasard le troisième en partant de l'entrée : c'était une jarre de terre, parfaitement conservée. À l'intérieur, il vit un épais rouleau entouré de chiffons, tout huileux. Contre la paroi, un rouleau plus petit était disposé bien à part. Il le sortit sans difficulté. C'était un parchemin de bonne qualité, fermé par un simple cordeau de lin qu'il défit sans mal.

Il jeta un coup d'œil à Pierre : immobile, il respirait à peine, et son visage avait déjà la couleur cendre des cadavres. « Mon pauvre ami... mourir sur une terre étrangère ! »

Il déroula le parchemin. C'était du grec, parfaitement lisible. Une écriture élégante, et des mots qu'il reconnut sans peine : le vocabulaire des apôtres.

Il s'approcha de l'ouverture, et commença à lire. Ses yeux s'agrandirent, et ses mains se mirent à trembler légèrement.

« Moi, le disciple bien-aimé de Jésus, le treizième apôtre, à toutes les Églises... » L'auteur disait que, le soir du dernier repas dans la salle haute, ils n'étaient pas douze, mais treize apôtres, et que le treizième, c'était lui. Il protestait en termes solennels contre la divinisation du nazôréen. Et affirmait que Jésus n'était pas ressuscité, mais qu'il avait été transféré après sa mort dans un tombeau, qui se trouvait...

– Pierre, regarde ! Une lettre apostolique du temps de Jésus, la lettre d'un de ses apôtres... Pierre !

La tête de son ami avait roulé doucement à côté du bol en terre qui fermait la première jarre de la grotte. Il était mort.

Une heure plus tard, Esquieu avait pris sa décision : le corps de Pierre attendrait ici la résurrection finale. Mais cette lettre d'un apôtre de Jésus, dont il n'avait jamais entendu parler, il devait la révéler au monde chrétien. Emporter le parchemin était trop risqué : durci par le temps, il serait vite réduit en miettes. Et lui-même échapperait-il cette nuit aux musulmans ? Parviendrait-il sain et sauf à Gaza ? L'original resterait dans cette grotte, mais il en ferait une copie. Tout de suite.

Avec respect, il retourna le corps de son ami, ouvrit sa tunique et déchira une large bande de sa chemise. Puis il tailla finement un morceau de bois, posa la toile sur une pierre plate. Trempa sa plume improvisée dans la flaque de sang qui rougissait le sol. Et commença à copier l'épître apostolique, comme il l'avait si souvent vu faire dans le scriptorium du prieuré.