– Non, je mets en relation des éléments disparates. On a souvent dit que les templiers avaient été influencés par l'islam : peut-être, mais leur rejet de la divinité de Jésus ne tire pas son origine du Coran. C'est plus grave : au détour des comptes rendus d'interrogatoires, quelques-uns avouent que l'autorité de Pierre et des Douze apôtres a été, selon eux, transférée sur la personne du grand-maître du Temple.
– Le grand-maître, une sorte de successeur du treizième apôtre ?
– Ils ne le disent pas dans ces termes, mais affirment que leur rejet du Christ s'appuie sur la personne de leur grand-maître, qu'ils considèrent comme une autorité supérieure à celle des Douze et de l'Église. Tout se passe comme si une succession apostolique cachée s'était transmise au cours des siècles, parallèlement à celle de Pierre. Prenant sa source dans le treizième apôtre, s'appuyant ensuite sur ses nazôréens, puis après leur extinction sur cette mystérieuse épître.
Nil reprit une gorgée de bourbon.
– Philippe le Bel porte contre les templiers une deuxième accusation grave : « Quand ils entrent dans leur ordre, ils embrassent celui qui les reçoit – le grand-maître – en premier lieu au bas du dos, puis sur le ventre2. »
Leeland éclata de rire :
– Gosh ! Templar queers !
– Non, les templiers n'étaient pas homosexuels, ils faisaient vœu de chasteté et tout montre qu'ils le respectaient. C'était un geste rituel, au cours d'une cérémonie religieuse, solennelle et publique. Ce geste a permis à Philippe le Bel de les accuser de sodomie, parce qu'il ne le comprenait pas – alors qu'il revêtait certainement une signification hautement symbolique.
– Embrasser le fondement du grand-maître, puis faire le tour et embrasser son ventre : un rituel symbolique, dans une église ?
– Un rite solennel auquel ils attachaient une grande importance. Alors, quel sens ce geste avait-il pour eux ? J'ai d'abord pensé qu'ils vénéraient les chakras du grand-maître, ces carrefours d'énergie spirituelle que les hindous situent précisément au ventre et au... fondement, comme tu dis. Mais les templiers ne connaissaient pas la philosophie hindoue. Je n'ai donc aucune explication, sauf celle-ci : un geste de vénération envers la personne du grand-maître, l'apôtre dont l'autorité supplantait pour eux celle de Pierre et de ses successeurs. Par là ils semblent s'être rattachés à une autre succession, celle du treizième apôtre. Mais pourquoi un baiser à cet endroit précis, le bas du dos ? Je l'ignore.
Ce soir-là, le père Nil ne parvint pas à s'endormir. Les questions tournaient dans sa tête. Que signifiait ce geste sacrilège, qui avait souillé pour toujours la mémoire des chevaliers ? Et surtout, quelle relation avec l'épître du treizième apôtre ?
Une fois de plus, il se retourna dans son lit, dont le matelas à ressorts crissa. Le lendemain, il allait assister à un concert. Une diversion bienvenue.
1 Lettre de Philippe le Bel aux chevaliers Hugues de la Celle et Oudard de Molendinis, commissaires de Sa Majesté.
2 Idem.
66.
Paris, 18 mars 1314
– Une dernière fois, nous t'adjurons d'avouer : as-tu rejeté la divinité du Christ ? Nous diras-tu ce que signifie le rituel impie de votre admission dans ton Ordre ?
À la pointe de l'île de la Cité, le grand-maître du Temple Jacques de Molay avait été hissé sur un tas de fagots. Les mains liées sous son manteau blanc frappé de la croix rouge, il faisait face à Guillaume de Nogaret, chancelier et âme damnée du roi Philippe IV le Bel. Le peuple de Paris s'était massé sur les deux rives de la Seine : le grand-maître allait-il se rétracter au dernier moment, privant ainsi les badauds d'un spectacle de choix ? Le bourreau, jambes écartées, tenait dans sa main droite une torche enflammée, et n'avait plus qu'un geste à faire.
Jacques de Molay ferma un instant les yeux, et rappela à lui toute la mémoire de son Ordre. C'était presque deux siècles plus tôt, en 1149. Non loin de ce bûcher où il allait mourir.
Le lendemain du passage à Paris du chevalier Esquieu de Floyran, le grand-maître Robert de Craon avait convoqué en urgence un chapitre extraordinaire de l'ordre du Temple.
Devant les frères assemblés, il avait lu à voix haute l'épître du treizième apôtre, dans la copie qui venait miraculeusement de lui parvenir. Elle fournissait la preuve indiscutable que Jésus n'était pas Dieu. Son corps n'était jamais ressuscité, mais avait été enterré par les esséniens, quelque part aux confins du désert d'Idumée. L'auteur de cette lettre disait qu'il rejetait le témoignage des Douze et l'autorité de Pierre, accusé d'avoir accepté la divinisation de Jésus pour conquérir le pouvoir.
Pétrifiés, les templiers l'avaient écouté dans un silence de mort. L'un d'entre eux s'était levé et avait dit d'une voix sourde :
– Frères, tous ici nous avons vécu pendant des années au contact de nos ennemis musulmans. Chacun sait que leur Coran rejette la divinité de Jésus, en des termes exactement semblables à cette lettre apostolique, et que c'est la raison principale de leur acharnement contre les chrétiens. Il faut porter cette épître à la connaissance de la chrétienté, pour que soit enfin reconnue la véritable identité de Jésus : cela mettra fin pour toujours à la guerre impitoyable qui oppose les successeurs de Muhammad au successeur de Pierre. Alors seulement pourront vivre paisiblement ensemble ceux qui confesseront d'une même voix que Jésus, le fils de Joseph, n'était pas un dieu mais un homme exceptionnel et un guide inspiré !
Robert de Craon pesa soigneusement les termes de sa réponse : jamais, dit-il aux frères assemblés, jamais l'Église ne renoncerait à son dogme fondateur, source d'un pouvoir universel. Il avait un autre projet, qui fut adopté après une longue délibération.
Dans les décennies qui suivirent, la richesse des templiers s'accrut de façon prodigieuse. Il suffisait au grand-maître de rencontrer un prince ou un évêque, pour qu'immédiatement affluent les donations en terres ou en métal précieux. C'est que les successeurs de Robert de Craon faisaient valoir un argument indiscutable.
– Donnez-nous les moyens de remplir notre mission, disaient-ils, ou bien nous publions un document apostolique en notre possession, qui vous détruira en anéantissant la chrétienté dont vous tirez votre pouvoir et toutes vos richesses.
Les rois, les papes eux-mêmes payèrent, et d'opulentes commanderies templières sortirent partout de terre. Un siècle plus tard, les templiers servaient de banquiers à toute l'Europe : l'épître du treizième apôtre était devenue la vanne d'un fleuve d'or, coulant dans les coffres des chevaliers.
Mais la source d'une telle richesse, objet de toutes les convoitises, était à la merci d'un vol : il fallait mettre ce fragile morceau de tissu en lieu sûr. La personne du grand-maître, continuateur du treizième apôtre et qui tenait tête comme lui à la chrétienté fondée par Pierre, sa personne physique était devenue intouchable. L'un d'eux se souvint de la façon dont les prisonniers orientaux dissimulent leur argent, en le plaçant dans un tube métallique qu'ils glissent dans leurs entrailles et conservent ainsi sur eux, à l'abri de tout larcin. Il fit confectionner un étui en or, y plaça la copie de l'épître soigneusement roulée, l'introduisit en lui et la transporta désormais dans l'intimité de sa personne, devenue doublement sacrée.
Pour que nul ne soupçonne le secret attaché à l'épître, il fallait que toute trace, même la plus minime, en soit effacée. Le sénéchal de la commanderie de Patay entendit parler d'une inscription gravée dans l'église de Germigny, qui se trouvait alors sur ses terres. Un moine érudit prétendait que cette inscription contenait un sens caché, glissé dans la façon remarquable dont le texte du Symbole de Nicée avait été transcrit. Il se disait capable de déchiffrer ce code.