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En raccrochant, Calfo sourit. Il n'aurait pas voulu être à la place de l'Américain : l'appât allait se faire gober par Son Éminence. C'était sans importance : il avait joué parfaitement son rôle, faire parler Nil d'abord et lui faire maintenant rencontrer l'Israélien. L'appât, c'était pour le cardinal. Lui, il cherchait à ferrer le poisson.

Il revint vers sa chambre, et réprima un geste d'exaspération : Sonia avait retiré son accoutrement et s'était assise, nue, sur le rebord du lit. Son visage était buté, et des larmes coulaient sur ses joues.

– Allons, ma jolie, ce n'est pas si terrible !

Il la fit se relever et l'obligea à enfiler une guimpe, qui masquait sa ravissante chevelure, et à passer par-dessus une cornette amidonnée, dont les pointes retombaient sur ses épaules rondes. Ainsi accoutrée en religieuse de l'Ancien Régime – « le haut seulement, le reste est pour moi » – il la fit s'agenouiller sur un prie-Dieu en velours rouge, devant une icône byzantine. Toujours attentionné, il avait pensé qu'une icône permettrait à la Roumaine de mieux jouer le rôle qu'il attendait d'elle.

Il se recula : le tableau était parfait. Dénudée mais son visage ovale mis en valeur par la cornette, les yeux levés vers l'icône, Sonia joignait ses mains délicates et semblait prier. « Une attitude virginale, devant l'image de la Vierge. Très suggestif. »

Rome s'abîmait dans le silence de la nuit. Mgr Calfo, agenouillé derrière Sonia et collé contre la cambrure de ses reins, commença la célébration du divin culte. Ses tibias prenaient appui sur le prie-Dieu, dont il apprécia le contact velouté. Les mains fermement ancrées sur la poitrine de la jeune femme, il fut un instant gêné par le regard de la Vierge byzantine qui le fixait comme un reproche muet. Il ferma les yeux : dans sa quête de l'union mystique, rien en lui ne viendrait s'interposer entre l'humain et le divin, le charnel et le spirituel.

Tandis qu'il commençait à murmurer des paroles incohérentes pour elle, Sonia, les yeux rivés sur l'icône, décroisa ses mains et essuya les larmes qui brouillaient sa vue.

1 Chaque cardinal se voit affecter, à sa nomination, l'une des vénérables églises anciennes de Rome. C'est son titulum, qui rappelle l'époque où les cardinaux assistaient le pape dans l'administration de la ville.

70.

Au même instant, Lev levait son verre devant ses compagnons.

– À notre rencontre !

Il avait conduit les deux moines dans une trattoria du Trastevere, quartier populeux de Rome. La clientèle était composée uniquement d'Italiens, qui engloutissaient de gigantesques portions de pasta.

– Je vous conseille leurs penne arrabiate. La cuisine est familiale, je viens toujours ici après un concert : ils ferment très tard, nous aurons le temps de faire connaissance.

Depuis leur arrivée au restaurant, Nil était resté muet : il était impossible que l'Israélien ne le reconnaisse pas. Mais Lev, enjoué et très à l'aise, semblait ne pas remarquer le silence de son vis-à-vis. Il échangeait avec Leeland des souvenirs du bon vieux temps, leur rencontre en Israël, leurs découvertes musicales :

– À cette époque, à Jérusalem, nous pouvions enfin revivre après la guerre des Six Jours. Le commandant Ygaël Yadin aurait bien voulu que je reste à ses côtés dans Tsahal...

Pour la première fois, Nil intervint dans la conversation :

– Le fameux archéologue, vous l'avez connu ?

Lev attendit qu'on pose devant eux trois assiettes de pasta fumantes, puis se tourna vers Nil. Il fit une moue, et sourit.

– Non seulement je l'ai bien connu, mais j'ai vécu grâce à lui une aventure peu banale. Vous êtes un spécialiste des textes anciens, un chercheur, cela devrait vous intéresser...

Nil avait la désagréable impression d'être tombé dans un traquenard. « Comment sait-il que je suis un spécialiste et un chercheur ? Pourquoi nous a-t-il amenés ici ? » Incapable de répondre, il décida de laisser Lev se découvrir, et acquiesça en silence.

– En 1947 j'avais huit ans, nous vivions à Jérusalem. Mon père était l'ami d'un jeune archéologue de l'Université hébraïque, Ygaël Yadin : j'ai grandi à ses côtés. Il avait vingt ans, et comme tous les juifs vivant en Palestine il menait une double vie : étudiant, mais surtout combattant dans la Hagana1 dont il devint vite commandant en chef. Je le savais, j'étais plein d'admiration pour lui et ne rêvais que d'une chose : combattre, moi aussi, pour mon pays.

– À l'âge de huit ans ?

– Rembert, les redoutables combattants du Palmakh2 et de la Hagana étaient des adolescents, drogués par l'excitation du danger ! Ils n'hésitaient pas à faire appel à des enfants pour transmettre leurs messages, nous n'avions aucun moyen de communication. Au matin du 30 novembre, l'ONU accepta la création d'un État juif. Nous savions que la guerre allait éclater : Jérusalem se couvrit de barbelés, seul un enfant pouvait désormais y circuler sans laisser-passer.

– Ce que tu as fait ?

– Bien sûr : Yadin s'est mis à m'employer quotidiennement, j'écoutais tout ce qui se disait autour de lui. Un soir, il a parlé d'une étrange découverte : en poursuivant une chèvre dans les falaises surplombant la mer Morte, un Bédouin était tombé sur une grotte. À l'intérieur, il avait trouvé des jarres contenant des paquets gluants qu'il vendit pour cinq pounds à un cordonnier chrétien de Bethléem. Lequel finit par les confier au métropolite Samuel, supérieur du monastère Saint-Marc, dans la partie de Jérusalem tout juste devenue arabe.

Nil dressa l'oreille : il avait entendu parler de l'odyssée rocambolesque des manuscrits de la mer Morte. Sa méfiance tomba d'un coup : il se trouvait en face d'un témoin direct, une occasion totalement inespérée pour lui.

Tout en dégustant ses penne, Lev jetait des coups d'œil à Nil, dont l'intérêt soudain semblait l'amuser. Il poursuivit :

– Le métropolite Samuel demanda à Yadin d'identifier ces manuscrits. Il fallait traverser la ville, aller à Saint-Marc, chaque rue était une embuscade. Yadin m'a tendu un tablier et un cartable d'écolier, et m'a montré la direction du monastère. Je me suis faufilé entre les barricades anglaises, les chars arabes, les pelotons de la Hagana : tous arrêtaient un instant de tirer pour laisser ce gamin aller à l'école ! Dans mon cartable, j'ai rapporté du monastère deux rouleaux et Yadin a immédiatement compris de quoi il s'agissait : les plus anciens manuscrits jamais découverts sur la terre d'Israël, un trésor qui appartenait de droit au nouvel État juif.

– Qu'en a-t-il fait ?

– Il ne pouvait pas les garder, c'eût été un vol. Il les a rendus au métropolite, et lui a fait savoir qu'il était prêt à acheter tous les manuscrits que les Bédouins trouveraient dans les grottes de Qumrân. Malgré la guerre, le bruit s'est répandu : les Américains de l'American Oriental School et les dominicains français de l'École biblique de Jérusalem ont fait monter les enchères. Yadin passait sans transition du commandement des opérations militaires aux tractations secrètes avec des marchands d'antiquités de Bethléem et Jérusalem. Les Américains raflaient tout...

– Je sais, interrompit Nil : j'ai pu voir dans mon monastère les photocopies de la Huntington Library.

– Ah, vous avez pu en recevoir un exemplaire ? Bien peu de gens ont eu cette chance, j'espère qu'elles seront publiées un jour. C'est alors que j'ai été l'acteur involontaire d'un incident, qui devrait vous intéresser...

Il repoussa son assiette, se servit un verre de vin. Nil remarqua alors que son visage soudain se figeait – comme dans le train, comme pendant qu'il jouait Rachmaninov !

Après un silence, Lev fit effort sur lui-même et reprit :