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– Un jour, le métropolite Samuel fit savoir à Yadin qu'il avait en sa possession deux documents exceptionnellement bien conservés. Le Bédouin les avait trouvés lors de sa deuxième visite à la grotte, dans la troisième jarre à gauche en entrant, à côté du squelette de ce qui avait dû être un templier car il était encore enveloppé de la tunique blanche à croix rouge. À nouveau j'ai traversé la ville, et j'ai ramené à Yadin le contenu de la jarre : un gros rouleau enveloppé de toile huileuse, et un petit parchemin – un unique feuillet, simplement attaché par un cordon de lin. Dans la pièce qui lui servait de quartier général, sous les bombes, Yadin a ouvert le rouleau couvert de caractères hébraïques : c'était le Manuel de discipline des esséniens. Puis il a déroulé le feuillet, qui était écrit en grec, et en a traduit la première ligne à voix haute devant moi. J'étais un enfant, mais je me souviens encore : « Moi, le disciple bien-aimé, le treizième apôtre, à toutes les Églises... »

Nil pâlit, et agrippa ses couverts pour se contenir.

– Vous êtes sûr ? Vous avez bien entendu « le disciple bien-aimé, le treizième apôtre » ?

– Absolument. Yadin avait l'air bouleversé. Il m'a dit qu'il ne s'intéressait qu'aux manuscrits hébreux, parce qu'ils étaient le patrimoine d'Israël : cette lettre écrite dans le même grec que celui des Évangiles concernait les chrétiens, il fallait la rendre au métropolite. Il a gardé le Manuel de discipline, a glissé en échange dans mon cartable une liasse de dollars et y a joint le petit parchemin grec. Puis il m'a renvoyé, au milieu des bombes, vers Saint-Marc.

Nil était pétrifié. « Il a tenu entre ses mains l'épître du treizième apôtre, l'unique exemplaire qui ait échappé à l'Église – peut-être même l'original ! »

Le visage toujours figé, Lev continua :

– Arrivé à une centaine de mètres du monastère, un obus est tombé dans la rue : j'ai été projeté en l'air, et j'ai perdu connaissance. Quand j'ai rouvert les yeux, un moine était penché au-dessus de moi. J'étais à l'intérieur du monastère, la peau du crâne fendue de bas en haut – il toucha sa cicatrice avec une grimace – et mon cartable d'écolier avait disparu.

– Disparu ?

– Oui. J'étais resté dans le coma vingt-quatre heures, entre la vie et la mort. Quand le métropolite est venu me voir le lendemain, il m'a dit qu'un de ses moines m'avait ramassé dans la rue et lui avait remis le cartable. En l'ouvrant, il avait compris : Yadin lui payait cash le manuscrit de Qumrân, mais ne voulait pas de la lettre en grec. Cette lettre, il venait de la vendre à un religieux dominicain, avec un lot dépareillé de manuscrits hébreux que les Bédouins lui avaient apportés. Il ajouta même en riant qu'il avait fourré le tout, lettre et manuscrits, dans une caisse vide de cognac Napoléon, dont il était grand amateur. Et que le dominicain semblait ignorer totalement la valeur de ce qu'il venait d'acquérir.

Les questions s'entrechoquaient dans la tête de Nil.

– Croyez-vous que le métropolite ait lu la lettre, avant de la revendre à ce dominicain ?

– Je n'en sais fichtre rien, mais cela m'étonnerait. Le métropolite Samuel était tout sauf un érudit. N'oubliez pas que nous étions en guerre : il avait besoin d'argent pour nourrir ses moines, et soigner les blessés qu'on apportait par dizaines au monastère. Ce n'était pas le moment de faire une étude de textes ! Il n'a certainement pas pris connaissance de la lettre.

– Et... le dominicain ?

Lev se tourna vers lui : il savait que ce récit intéresserait au plus haut point le petit moine français. « Et pourquoi donc croyez-vous, mon père, que je vous ai invité à dîner ce soir ? Pour déguster des pâtes à la sauce piquante ? »

– Je vous l'ai dit, ces souvenirs étaient restés gravés dans ma mémoire. Bien plus tard, avant de mourir, Yadin m'a reparlé de la lettre, et m'a demandé de retrouver sa piste. J'ai fait une petite enquête grâce au Mossad, dont j'étais devenu... disons, correspondant occasionnel. Il paraît que c'est le meilleur service de renseignements au monde, après celui du Vatican !

Ravi, Lev avait repris son expression enjouée : toute tension avait disparu de son visage.

– Le dominicain était en fait un frère convers3, brave et un peu obtus. Juste avant la déclaration d'indépendance d'Israël, la situation est devenue si tendue à Jérusalem que beaucoup de religieux ont été rapatriés en Europe. Il paraîtrait que le dominicain a fourré dans son bagage la caisse de cognac Napoléon – dont il ignorait totalement la valeur, et qu'il l'a trimbalée jusqu'à Rome, où il a terminé sa vie à la Curie généralice des dominicains, sur l'Aventin. Nous avons appris que la caisse n'y était plus, à sa mort on n'a rien trouvé d'autre dans sa cellule qu'un chapelet en bois d'olivier.

– Et... où peut-elle bien être ?

– Une Curie généralice est une administration, qui ne s'encombre pas de documents inutiles pour elle. Elle aurait remis le matériel dépareillé venant de Jérusalem au Vatican, où il a sans doute rejoint toutes les vieilleries dont on ne sait que faire – ou qu'on ne veut pas exploiter. Elle doit dormir quelque part, dans un coin d'une des bibliothèques ou un réduit quelconque de la Cité sainte : si on l'avait ouverte, cela aurait fini par se savoir.

– Et pourquoi donc, Lev ?

Gagné par la décontraction de l'Israélien, Nil l'avait appelé par son prénom. Lev le remarqua, et lui servit un autre verre de vin.

– Parce que Ygaël Yadin, lui, avait lu la lettre avant de la rendre au métropolite. Et ce qu'il m'en a dit sur son lit de mort me laisse à penser qu'elle contenait un secret terrifiant, de ceux qu'aucune Église, aucun État – fût-il aussi impénétrable et monarchique que le Vatican – ne peut longtemps empêcher de filtrer. Si quelqu'un a vu cette lettre, père Nil, ou il est mort à l'heure actuelle, ou le Vatican et l'Église catholique auraient implosé – et cela ferait plus de bruit que la guerre israélo-arabe de 1947, plus que les Croisades, plus de bruit qu'aucun autre événement de l'histoire de l'Occident.

Nil massa nerveusement son visage.

Ou bien il est mort à l'heure actuelle...

Andrei !

1 Armée juive clandestine avant la création de Tsahal, l'armée régulière d'Israël.

2 Commando d'élite clandestin, chargé des missions spéciales de défense.

3 Religieux non prêtre, effectuant les besognes matérielles dans les couvents.

71.

Le vin léger des Castelli faisait légèrement tourner la tête de Nil. Avec surprise, il vit que le serveur posait devant lui une tasse de café : entièrement captivé par le récit de Lev, il avait avalé sans s'en rendre compte les penne arrabiate et l'escalope milanaise qui avait suivi. L'air préoccupé, Leeland tournait sa cuiller dans la tasse. Il se décida à poser à Lev la question à laquelle Nil l'avait confronté, dans la cour du Belvédère :

– Dis-moi, Lev... Pourquoi m'as-tu envoyé deux invitations à ton concert, en précisant sur un petit mot que cela pourrait intéresser mon ami ? Comment savais-tu qu'il était à Rome, et tout simplement comment connaissais-tu son existence ?

Lev leva les sourcils, l'air surpris.

– Mais... c'est toi-même qui me l'as fait savoir ! Le lendemain de mon arrivée, j'ai reçu à l'hôtel de la via Giulia une lettre, frappée aux armes du Vatican. À l'intérieur il y avait quelques lignes tapées à la machine – si je me souviens bien, du genre « Monseigneur Leeland et son ami le père Nil seraient heureux d'assister, etc... » J'ai pensé que tu avais confié à ta secrétaire le soin de me prévenir, et j'ai juste trouvé que c'était un peu expéditif – mais ce sont sans doute les mœurs du Vatican, qui auront déteint sur toi.

Leeland répondit doucement :

– Je n'ai pas de secrétaire, Lev, et je ne t'ai jamais envoyé de lettre. J'ignorais même à quel hôtel tu étais descendu pour ta série de concerts à Rome. Dis-moi... la lettre portait-elle ma signature ?